Ceci est une réponse à plusieurs messages de François, sauf indication contraire tous les passages cités et auxquels je réponds sont de lui.
Citation:
en m'excusant d'être beaucoup plus bref et de ne pas entrer dans les détails de toutes vos questions (mais nous y reviendrons dans la suite si vous le souhaitez)
En ce qui me concerne, je préfère une réponse argumentée sur les points que j'ai soulevés, quitte à ce qu'elle tarde un peu pour des raisons d'emploi du temps à une réponse ad hominem immédiate.
Citation:
il y a deux écoles et pas trois (avec bien sûr, des classes et des cours de récréation différentes) :
-ceux qui pensent que Hitler pense;
-ceux qui le voient comme un bouffon bouffi de vanité, de cruauté et de tout ce qui fait les mauvais chefs (thèse que Frieser pousse à un degré extrême en expliquant l'ordre d'arrêt par une bouffée d'autoritarisme vis-à-vis de Brauchitsch et de Halder).
C'est quand même la deuxième fois que je vois une tentative d'attaque ad hominem plutôt qu'une réponse à mes arguments. Evidemment, il est beaucoup plus facile et rapide de chercher à cataloguer ses interlocuteurs que de répondre sur le fond. Le fin du fin, c'est comme ci-dessus de cataloguer ET de caricaturer, là on est bon pour sa carte du Parti (PCF/LO ou FN, au choix).
Normalement j'évite, parce que ça ne fait pas avancer le dialogue. Mais je peux faire: par exemple,
Vois-tu Tuco, le monde se divise en deux catégories. Ceux qui étudient l'histoire pour comprendre la réalité, et ceux qui y voient un réservoir d'anecdotes qui, savamment combinées, permettront d'alimenter leurs lubies personnelles.
Mein Kampf contient bien des exemples de cette dernière démarche.
Citation:
Si Hitler pense, il ne se lance pas dans une guerre mondiale sans calculer comment il pourrait en sortir.
Les hommes pensent, calculent, et se trompent souvent.
Chamberlain est un type très intelligent, il pense, il effectue un calcul rationnel, le résultat est la stratégie de l'appeasement qui est un échec cuisant.
Gamelin est un type que tous, même ses détracteurs, s'accordent à reconnaître comme un grand penseur, son plan de campagne ouvre la porte à une défaite décisive.
Staline est un type pas idiot, il met au point un super plan génial avant de s'en mordre les doigts un an plus tard, en encore plus deux ans plus tard.
Des exemples comme ça, il y en a des tas.
Hitler est loin d'être un imbécile, il a calculé un certain nombre de choses mais tout ne se déroule pas selon ses plans. Par exemple, la guerre avec la France et l'Angleterre vient plus tôt que prévu. Il l'accepte tout de même, mais le déroulement n'est pas ce qui était prévu non plus: il veut une offensive immédiate, et si la météo avait été meilleure l'attaque aurait sans doute été déclenchée le 12 novembre 1939.
En ce qui concerne ses réactions, on a quand même pas mal de documents.
Citation:
Il a donc prévu une guerre à l'ouest très limitée, et dans le temps, et dans le terrain parcouru, puisqu'il veut le céder aussitôt en échange de la paix.
Rien à ma connaissance ne permet d'affirmer une chose pareille (qu'il entend céder aussitôt le terrain conquis en échange de la paix). Par exemple, autour du 17 mai il dit que la victoire est en vue et que les Alliés devront rendre "tous les territoires volés à l'Allemagne depuis 400 ans" plus naturellement les colonies. Compte tenu de ce qu'il définira plus tard comme ayant été terre d'empire (p.ex. Verdun), les buts "limités" vont représenter le Bénélux et une grosse tranche de France.
D'ailleurs, il a des buts tellement limités qu'il n'aime pas le plan que lui propose initialement l'OKH parce que justement il n'est pas assez décisif.
Qu'est-ce qui permet d'affirmer qu'il se serait contenté de concessions "limitées", et lesquelles ?
Citation:
Il donne donc le mode d'emploi à Dahlerus, via Göring, le 6 mai : quand je serai à Calais (= le 23), signez vite sinon adieu les "conditions généreuses". Tout ce qui compte donc, le 23 au soir et le 24 au matin, ce sont les signes de paix venus de Paris ou de Londres.
1. Hitler ne peut pas savoir quand le message sera remis, ni quelle sera la situation militaire à ce moment là. Par exemple si le message tombait le 14 ou le 15 et qu'il était pris au sérieux, les Français auraient pu se redéployer pour contrer la course à la mer au lieu de se couvrir également face au sud et à l'est.
2. Si ce fameux message représente bien le mode d'emploi, et en supposant qu'Hitler ait été informé de l'heure à laquelle il a été remis, la situation c'est que ce fameux ultimatum déguisé (rendez-vous tant que je n'ai pas atteint Calais, sinon...) a été rejeté: trois jours ont passé, Reynaud n'a pas esquissé l'ombre du début d'un signe de rapprochement. Entretemps Calais a été atteint, ça y est, c'est terminé. Si c'était si clair, et si telle était l'intention d'Hitler, alors la situation c'est que sa tentative est un échec au soir du 23.
A la limite, les choses sont plus claires selon la version de Benoist-Méchin (oui, je sais... mais elle reprise par d'autres auteurs): c'est le 15 que Nordling voit Göring à Berlin, la percée a déjà eu lieu, Göring lui dit que les Français feraient mieux de ne pas attendre pour demander la paix, que plus ils attendront plus dure sera la paix. Il s'abstient naturellement de donner des précisions tant sur la date que sur les conditions de paix espérées: on est donc dans la tactique nazie habituelle de négociation qui consiste à mettre la pression à l'adversaire en donnant des dates courtes, tout en entretenant un savant flou artistique sur le contenu des propositions.
C'est cette deuxième version que je connaissais. Le 6 mai est donc une percée historiographique ? Quels en sont les détails ? Qu'est-ce qui permet d'affirmer que ça vient de Hitler, et pourquoi s'y prend-il si tôt ?
Citation:
Cöté Paris, ça baigne : promotions de Pétain et de Weygand, déculottades envers l'Italie et tentative de séduire Franco... Bref, c'est à Londres que ça ne va pas. Pourtant, avec Halifax et Chamberlain majoritaires au cabinet si on néglige les travaillistes qui ne pèsent rien au parlement, Churchill devrait se sentir un peu isolé, d'autant qu'il a plutôt jusque là une carrière de looser, à laquelle lui-même vient de mettre la dernière touche en envahissant la Norvège. Bon alors quoi qu'est-ce qu'ils foutent ?
1. La promotion de Weygand et de Pétain peut très bien se comprendre comme une tentative de redresser le cours des événements, c'est d'ailleurs probablement ce qu'elle est dans l'esprit de Reynaud. Que les Français paniquent, c'est normal vu la situation militaire: ils ont paniqué aussi en 1914 tout en lançant la bataille de la Marne...
2. Pourquoi systématiquement supposer qu'Halifax et Chamberlain sont prêts à signer une paix avec Hitler ? Chamberlain avait la possibilité d'abandonner la Pologne quand il était PM, il ne l'a pas fait et au contraire il a déclaré la guerre. Il n'a pas été remplacé par Churchill parce qu'il était trop mou mais parce que le fiasco de la campagne de Norvège était venu s'ajouter aux autres fiascos d'un début de guerre décevant, lui-même suivant l'échec cinglant de la diplomatie britannique depuis 1937.
Donc le "loser" c'est Chamberlain, et c'est pour ça qu'il est viré. Le contrôle qu'il a sur sa majorité est très théorique dans ce contexte.
Citation:
On va leur laisser un peu de temps. Mais pas beaucoup. Car on ne dit rien aux généraux, on les abreuve de raisons militaires.
Comment expliquer alors d'une part le premier ordre d'arrêt du 17 mai, ordonné par Hitler en l'absence de toute tentative de paix ? Comment expliquer surtout qu'on n'ait pas eu besoin d'abreuver ces ânes de généraux de raisons militaires et qu'ils se soient arrêtés tout seuls comme des grands le soir du 21 à cause de l'attaque d'Arras ?
Citation:
Louis : la documentation actuelle ne fait pas apparaître que l'ordre ait été signalé aux Alliés.
La documentation est toujours incomplète, mais c'est bon à savoir, merci.
Citation:
En revanche, ce qui pour eux est patent, c'est que le siège n'est mis que devant Calais et Boulogne, Dunkerque étant encore libre et son arrière-pays plus encore, d'où le dilemme : soit on s'accroche comme on peut à cette peau de chagrin en ne sachant pourquoi ni jusqu'à quand, soit on se dit, propositions de Dahlerus aidant, qu'il y a là une occasion de limiter la casse.
Ce qui est patent change selon la date. Tout dépend aussi de qui sont "les Alliés". Je ne sais plus à quelle date Weygand se rend probablement compte que son "plan" n'a plus aucune chance de réussir, sans doute après son retour à Paris vers le 23 mai. En revanche, officiellement l'attaque est uniquement repoussée au 24, puis au 26 et au 27. Donc dans l'esprit des dirigeants politiques alliés, Reynaud et Churchill, la situation n'est pas encore désespérée avant le 26 (Churchill) et le 27-28 (Reynaud).
Sinon, mettons le conseil de guerre du 25, où Weygand est beaucoup moins clair qu'il n'a prétendu l'être par la suite (puisque justement il n'a toujours pas annulé sa contre-attaque).
A cette date, quelle est la situation ?
Les forces alliées subissent une pression forte de tous les côtés de la poche: au nord et à l'est avec l'infanterie du groupe d'armées B, au sud-est avec les panzers de Hoth qui s'attaquent notamment (6e et 8e) à la BEF. Au sud-ouest, le corps de Guderian attaque à la fois Boulogne (qui tombe le 25), Calais (qui tombe le 26) et cherche à passer le canal de l'Aa vers Dunkerque.
Cette dernière poussée se traduit par une série d'attaques entre Graveline et Watten, qui démarrent le 24 mai, se poursuivent le 25 et reprennent le 27, date à laquelle la ligne est finalement percée mais le "haltbefehl" est levé depuis la veille. Ces attaques sont menées par des détachements des 1ère et 2ème panzer renforcées par le LSSAH et de l'artillerie de corps.
Le gros de ces divisions - déjà pas mal éprouvées par l'avance rapide - étant engagé simultanément contre Boulogne (2.PzD) et Calais (1.PzD) ça ne laisse évidemment pas suffisamment pour forcer le passage, à part une petite tête de pont au nord de Watten conquise le 24 et qui sera résorbée par une contre-attaque française le lendemain matin.
Cette tête de pont insignifiante suffit à Frieser pour écrire, au garde à vous et le doigt sur la couture du treillis, "Le 24 mai (...) Les premières unités avaient déjà franchi le canal de l'Aa, le dernier obstacle naturel." Mais bon, on a déjà bien rigolé avec la percée supposée de la position de Gembloux par Hoeppner le 15 mai, donc on est habitué maintenant...
Alors oui: si la 10ème panzer avait été disponible pour lancer une attaque contre Dunkerque, elle aurait sans doute forcé le passage. Mais elle est en réserve de corps. Est-ce la faute de Hitler ? Même pas: l'ordre date du 21, c'est le résultat de la panique liée à Arras (Frieser, fin du chapitre 7).
Mais les Alliés, et je le répète depuis le début, n'ont aucune raison de penser qu'on leur a accordé une pause: de leur point de vue, il y a des chars allemands et cherchent à percer vers Dunkerque et ils ne sont arrêtés que grâce à l'héroïsme de nos vaillantes troupes. Le haut-commandement allié ne se doute pas, et n'a aucune raison de se douter, qu'on vient de lui faire cadeau d'une division blindée maintenue en réserve.
C'est une des raisons pour lesquelles il ne peut pas s'agir d'un quelconque message, d'ailleurs: les Allemands savent très bien qu'identifier correctement des unités dans une bataille mouvante est difficile. En plus, ils utilisent le système "inviolable" Enigma, n'est-ce pas ?
Citation:
Nous verrons bien ce que vous tirerez de Frieser, en tout cas je le trouve convaincant quand il dit qu'une brusque interruption de l'offensive si bien partie à 20 bornes de Dunkerque était parfaitement inadéquate aux risques de contre-attaque tels qu'ils pouvaient apparaître le 24 vers midi.
J'ai relu Frieser. Il s'emploie de bout en bout à minimiser le "haltbefehl".
Quelques citations (pages de l'édition française, ça m'évite de traduire):
p.275 (à propos de l'ordre d'arrêt du 17 mai dans lequel Guderian donne sa démission puis est autorisé à poursuivre des "reconnaissances en avant"): "On peut même en déduire que si l'attaque allemande n'avait pas été freinée du 16 au 18 mai, le "miracle de Dunkerque" aurait eu peu de chances de se produire. (...) la question se pose de savoir qui porte la responsabilité de cet "ordre d'arrêt" lourd de conséquences.
Le général Keitel n'entre pas en ligne de compte dans cette affaire. (...) Quand au général d'armée List, il n'a joué qu'un rôle de (...) retransmission de l'ordre (...) reçu du groupe d'armées A. C'est d'ailleurs dans le haut commandement de RUndstedt qu'il faut voir l'un des "facteurs de ralentissement". Dès le 15 mai (à 23h30), on trouve dans le journal de marche (...).
Le matin du 16 mai, le général d'armée von Rundstedt décida d'arrêter provisoirement les formations cuirassées pour permettre aux divisions d'infanterie de les "rattraper". (...) Il ne peut pourtant pas être considéré comme le seul responsable de l'ordre d'arrêt de MOntcornet. Comme le Souligne Halder, c'est plutôt Hitler qui est allé plus loin en arrêtant les chars "par ordre personnel" les 17 et 18 mai." [Hitler arrête ensuite un projet d'enveloppement par le sud-ouest, et change le planning de déploiement prévu de l'infanterie pour renforcer le front sud au plus vite, ce qui va ralentir la percée]
Je saute à la page 308, sur les conséquences de la contre-attaque d'Arras.
"Mais les conséquences opérationnelles et stratégiques de cette offensive n'eurent aucun rapport avec sa cause tactique. Encore une fois, l'explication de ce phénomène est à rechercher dans une peur pour les flancs exagérée. (...) Soudain, Kleist se rendit compte qu'un "danger sérieux" menaçait l'opération. (...) il fit savoir à Halder qu'il ne se sentirait "pas tout à fait à la hauteur de la mission aussi longtemps que [la] crise d'Arras [ne serait pas ] réglée". Kluge fit stopper les mouvements de chars, en total accord avec le général d'armée von Rundstedt. Le 22 mai, alors que la contre-attaque britannique était depuis longtemps repoussée, ce dernier décida "de d'abord régler la situation d'Arras et de ne pousser sur Calais-Boulogne qu'ensuite avec [le] groupe Kleist". Mais c'est précisément au sein du haut commandement des forces armées (OKW) qu'éclata la plus forte panique (...) Dans la nuit du 21 au 22 mai déjà, à 1h30, le Führer fit appeler au [QG du] groupes d'armées A son Chefadjutant, le colonel Schmundt, pour avoir des informations sur la crise d'Arras. Il y envoya même Keitel, chef de l'OKW. Celui-ci arriva le matin à 9h et transmit personnellement, une nouvelle fois, la directive déjà communiquée oralement par téléphone par Hitler. D'après celle-ci, "toutes les troupes rapides disponibles de quelque façon que ce soit" devaient être engagées des deux côtés d'Arras et à l'ouest, et les divisions d'infanterie à l'est."
=> Donc pour le moment, Guderian est arrêté 24 heures, ce qui laisse aux Britanniques le temps de renforcer Calais et Boulogne qui sinon auraient été capturées par un coup de main, Reinhardt est obligé de faire faire demi-tour à son corps pour s'occuper d'une percée inexistante, et la 10e panzer de Guderian passe en réserve du groupe blindé Kleist.
Par ailleurs, les troupes nouvellement arrivées sont engagées "niant toute logique opérationnelle" pour protéger le secteur d'Arras au lieu de border la Somme, d'où un délai supplémentaire pour libérer l'infanterie motorisée. Comme il le fait partout dans son livre, Frieser oppose les vrais officiers du front aux généraux trouillards de l'arrière.
p.311: "Lors de cette phase critique de l'opération, Hitler et bien des généraux de haut niveau attendaient chaque jour la contre-attaque opérationnelle des Alliés, qu'ils estimaient inévitable. Le retard que prenait celle-ci n'était pas sans effet: leurs nerds étaient prêts à craquer. Enfin, la nouvelle qu'ils avaient pour ainsi dire appelée de leurs voeux arriva et mit fin à la tension. D'après les premiers chiffres annoncés par Rommel [des "centaines de chars", un peu plus haut - LC], il devait s'agir d'une contre-attaque d'ordre opérationnel, ce qui déclencha chez ses supérieurs une réaction disproportionnée.
Chapitre 8: le miracle de Dunkerque
p.313 "Cntrairement à une opinion largement répandue, Hitler n'est pas à l'origine de l'ordre d'arrêt. Le 24 mai, le dictateur ne pouvait plus arrêter les chars pour la simple raison qu'à ce moment là ils étaient déjà arrêtés".
Suite la description de sa thèse. On est d'accord ou pas, mais la chronologie est claire: le 23 mai au soir, von Rundstedt donne l'ordre d'arrêt pour 24 heures pour laisser l'infanterie recoller.
En réaction, Halder à l'OKH transfère la 4ème armée (avec tous les blindés) au groupe d'armées B - qui les fera attaquer pour soulager sa propre infanterie, valable pour le 24 à 20h.
Le 24, Hitler vient faire sa promenade matinale chez Rundstedt pour discuter des blindés (il en avait déjà été question après le coup de frayeur du 21/22), il apprend que sans que personne ne l'informe les blindés ont changé de main. Donc déjà, il doit se sentir un peu ballot... comme ça ne lui plait pas, il claque un décret immédiat ré-attribuant la 4ème armée à Rundstedt et annonçant que ce dernier est le seul juge de son emploi.
En clair ça veut dire: von Rundstedt décidera de quand les blindés repartiront à l'attaque vers Dunkerque.
Les 24 et 25, Halder et Brauchitsch font diverses tentatives pour obtenir par la bande que les blindés repartent, sans succès. Le 26 finalement, von Rundstedt se décide à les faire repartir, il va voir ses commandants sur place, et ordonne la reprise de l'offensive pour le soir. Avec les délais de regroupement, ça ne repart en fait que le 27.
A la fin du chapitre, Frieser s'amuse à casser toutes les explications de l'ordre d'arrêt concurrentes de la sienne, y compris la thèse du signal diplomatique.