Résumé d'étape
Le 24 mai à 12h 30, alors que la seule ligne de défense organisée (celle de l'Aa) qui sépare les blindés allemands du Hgr A, fonçant depuis Sedan, de leurs camarades du Hgr B traversant la Belgique à pied par le nord, est en train de céder, donnant aux uns l'espoir et aux autres la crainte que le plus grand encerclement militaire de l'histoire soit bouclé dans la soirée ou le lendemain matin, Hitler douche brutalement les enthousiasmes allemands et rend une marge de manoeuvre à l'ennemi en restaurant lui-même la ligne de l'Aa, côté allemand. Les blindés, stoppés net, deviennent en effet, explique-t-il aux généraux Brauchitsch et Halder, "l'enclume" sur laquelle viendra taper, quand il pourra, le Hgr B brusquement rebaptisé "marteau".
Hitler se répand alors, auprès de divers généraux, en justifications d'ordre militaire : il voudrait économiser les blindés pour la suite, leur épargner un terrain gorgé d'eau, resserrer son dispositif par crainte d'une contre-attaque, épargner les villes flamandes, ne pas occuper trop de terrain au sol pour pouvoir multiplier les bombardements aériens... Göring, chef de l'aviation et fier d'en avoir fait une "arme nazie", s'étant mis en avant pour réclamer cette dernière solution, et Rundstedt, chef du Hgr A, s'étant porté volontaire pour sembler avoir réclamé une pause, Hitler (qui, surtout depuis 1929, avait pris l'habitude, pour cacher son jeu et la continuité de ses desseins, de se présenter comme tiraillé entre divers lieutenants) laissait dire qu'il avait été influencé soit par l'un, soit par l'autre, soit par les deux.
Parfaitement inaperçu des journalistes et historiens de la campagne jusqu'en 1946 (parce que les vainqueurs finaux de la guerre avaient intérêt à masquer, ou à ne pas voir, les heureux hasards ou les cadeaux de l'ennemi qui avaient favorisé leurs vaillants soldats; parce qu'inversement la propagande très encadrée des nazis insistait sur l'idée d'une irrésistible marche en avant), l'épisode n'a fait l'objet d'aucune étude historique digne de ce nom avant 1991. Personne ne s'y est vraiment attelé, notamment pour dégager, documents d'époque en main, laquelle ou lesquelles des explications hitlériennes pouvaient correspondre à un embryon de réalité, et dans quelle mesure Göring et Rundstedt avaient pu peser d'un poids quelconque. Toujours insérées dans des études plus générales, les considérations d'historiens sur le Haltbefehl ressemblaient absolument toutes à des colliers de perles, enfilant sans méthode et sur le même plan un nombre variable de justifications nazies et de bredouillages rundstedtiens.
A l'heure où j'écris, personne ne s'est risqué à une explication militaire claire et cohérente. Pas plus dans des livres ou des articles que sur les forums, lorsque le débat que j'essayais en vain de susciter depuis 1992 a brusquement démarré en juillet 2012, à la suite d'un court article de moi dans un magazine en ligne. On a vu cependant apparaître un autre type d'explication militaire... renouvelé, lui, non de confidences nazies, mais de la propagande alliée : il s'agit d'un véritable négationnisme, non de l'ordre d'arrêt lui-même, mais de son effet. Les blindés auraient déjà été arrêtés... par l'ennemi ! Il est vrai que la ligne de l'Aa résistait encore, du côté de Gravelines. Peut-être les Allemands étaient-ils de grands sportifs et des tâcherons méticuleux, qui considéraient qu'ils n'avaient pas le droit d'aller plus loin tant qu'ils n'avaient pas consciencieusement nettoyé un obstacle.
La seule explication qui soit, pour l'instant, claire, cohérente et corroborée par des documents est d'ordre politique. Elle s'inscrit, suivant une logique aussi élémentaire que couramment oubliée, dans le cadre des visées du nazisme. L'offensive du 10 mai 1940, préparée et lancée alors que Chamberlain gouverne à Londres depuis trois ans, en fonçant comme un taureau naïf dans tous les chiffons rouges du matador Hitler, vise en apparence à reprendre une partie contre la France et l'Angleterre commencée par Ludendorff en 1918, mais il n'en est rien. Il s'agit d'écraser au plus vite les meilleures divisions françaises attirées en Belgique, afin de dissuader l'Angleterre à tout jamais de compter sur la France pour assurer la sauvegarde de ses intérêts; ainsi devra-t-elle se résigner à un compromis de long terme avec l'Allemagne, enfin autorisée à dominer le continent européen et à s'y étendre, pourvu que ce soit vers l'est au détriment de pays slaves auxquels l'Angleterre ne s'est jamais beaucoup intéressée. Un appât non négligeable réside dans la révolution russe, soi-disant prolétarienne et marxiste, que les grands partis anglais détestent chacun à sa façon, et que Hitler se fait fort, depuis toujours, de liquider, même s'il a provisoirement pactisé avec Staline pour pouvoir se lancer vers l'ouest.
Un auteur anglais, Basil Liddell Hart, a fait dès 1949 quelques pas dans ce sens, timides, titubants et aussi peu soucieux de coller aux documents que les explications militaires susmentionnées, dont d'ailleurs ils partageait la plupart, achevant par là de créer plus de confusion qu'il n'apportait de lumière. La première véritable clarification est venue de John Costello en 1991. Il a découvert l'existence d'une offensive couplée des chars et des diplomates, montrant que Hitler avait pris soin d'avertir l'Angleterre, et accessoirement la France, que le triomphe qu'il préparait sur la Meuse était tout sauf une revanche de 1918 et qu'il avait l'intention de se retirer d'Europe occidentale en échange d'une portion très restreinte de territoire en Belgique et en France, et surtout de la paix. Ainsi avait-il fait savoir à Londres, par le truchement d'un messager habituel, le Suédois Dahlerus, instruit par Göring quatre jours avant l'offensive, qu'il ferait une offre de paix quand ses armes auraient pris Calais (qui allait être investi le 23 mai).
Ainsi, l'ordre d'arrêt s'explique d'abord et avant tout parce qu'aucun écho de cette démarche n'est encore parvenu à Berlin, tandis que le comportement des troupes anglaises sur le terrain est militairement aberrant : elles se laissent piéger, et bientôt encercler, en Belgique, sans la moindre velléité apparente d'éviter la capture par un embarquement. Hitler, qui n'a aucun moyen de savoir ce qui se trame au sein du cabinet de Londres, peut cependant supposer qu'une telle aberration y suscite des remous et que ses vieux partenaires Chamberlain et Halifax mènent la vie dure à Churchill, devenu par surprise premier ministre le 10 mai. Cependant, une telle situation l'empêche de renouveler et de présenter de façon plus officielle, comme il l'avait annoncé, son offre "généreuse", dont Churchill risquerait de s'emparer en clamant qu'elle cache force pièges. Il ne reste qu'à bloquer le mouvement d'encerclement, mais brièvement, sans dire pourquoi (sinon à Göring) et sans même en avertir les Anglais (ce qui aurait le même inconvénient que de claironner son offre "généreuse") : à eux de constater que l'encerclement n'est pas achevé, que la paix aurait l'avantage de sauver leur armée de terre d'une captivité certaine, et qu'il urge de mettre à profit ce sursis, en renversant Churchill et en consentant à une négociation avec le Reich.
Faute de quoi il faudra conclure que Churchill a trop la situation en main et se résigner à envahir la France; la contraindre à un armistice séparé créera de nouveau à Londres, un puissant effet de souffle contre les positions de Churchill car la paix, si elle reste "généreuse" (notamment par la renonciation allemande à la flotte française), semblera plus attractive encore. Et de fait, Churchill, qui a sauvé son fauteuil de justesse début juin en présentant l'évacuation de Dunkerque comme une grave défaite allemande, sera considérablement déstabilisé fin juin et ne s'en tirera que par le coup d'audace de Mers el-Kébir, contraignant Hitler à jouer sa dernière carte contre l'URSS.
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