Avec l'accord de François Delpla, je me permets de vous communiquer ce texte que j'ai écrit il y a 15 mois, un peu après la commémoration du 22 octobre. En le relisant, je m'aperçois que j'ai écrit une chose que je n'ai jamais vérifiée: Mata Hari avait-elle les yeux bandés quand elle fut fusillée ? En vérité, je l'ignore.
Mémoire ou histoire : la vérité sur Guy Môquet
Une dizaine de jours après la lecture de la lettre de Guy Môquet dans les établissements scolaires de France, il est temps que l’histoire reprenne ses droits. Comme l’a dit Pierre Nora, l’historien des “lieux de mémoire”, plus il y a de commémoration et moins il y a d’histoire. Ce qui s’est passé le 22 octobre dernier ne fait pas exception.
Il s’est dit et écrit beaucoup de choses sur le drame des fusillés de Châteaubriant. Beaucoup de choses exactes bien sûr, mais aussi des inexactitudes. Comme vous, je suppose, j’ai longtemps pensé que Guy Môquet figurait sur la liste des 61 communistes livrés par Pucheu aux Allemands pour figurer parmi les otages. Pourquoi ne l’aurais-je pas pensé puisque c’est ce qu’on n’arrête pas de nous dire, et d’écrire, et qu’au surplus Guy Môquet était effectivement communiste, et qu’il fut fusillé ? Et pourtant, c’est inexact.
L’historien Jean-Marc Berlière (« Le sang des communistes » – Fayard 2004, avec Frank Liaigre) a consulté dans les archives la liste de ces “communistes particulièrement dangereux” (celle fournie, le 20 octobre 1941, par le Ministère de l’Intérieur au général Otto Von Stulpnagel, chef de l’administration militaire allemande, le MDB) : le nom de Guy Môquet n’y figure pas. Figurent sur cette liste seulement 17 des 27 fusillés de Châteaubriant (1).
Pourquoi n’est-il pas sur la liste? Il y a de très bonnes raisons à cela:
- Guy Môquet était certes un jeune militant communiste, mais certainement pas du genre “particulièrement dangereux”; il n’était pas difficile de trouver parmi les internés au moins 61 communistes plus dangereux que l’adolescent ;
- Pucheu était peut-être un anticommuniste viscéral, mais ce n’était pas un imbécile. Les exécutions d’otages avaient commencé dès le mois de septembre et suscitaient une immense émotion en France: livrer un gosse de 17 ans au peloton d’exécution aurait été la pire des fautes vis-à-vis d’une opinion publique bouleversée par le drame qui se nouait;
- et peut-être y avait-il une part d’humanité chez Pucheu, comme il peut y en avoir chez n’importe quel salaud: faire fusiller un adolescent qui avait été pris, un jour d’octobre 1940, avec un poème d’inspiration communiste dans la poche, c’était quand même cher payé.
La chronologie des faits est éclairante: dès le 20 octobre, les 17 de la liste sont confinés dans un baraquement du camp de Choisel-Châteaubriant. Guy Môquet n’en est pas. On sait que le 22 octobre, jour de sa mort, il a écrit 3 lettres. Écrite tôt le matin, la première est une lettre à sa mère, assez anodine, dans laquelle, de toute évidence, il ne se doute de rien. Puis on lui annonce qu’il fait partie des condamnés, d’où la deuxième lettre que tout le monde connait. Finalement, il griffonnera un petit mot à Odette, un “flirt” parmi la quarantaine de récentes internées de l’UJFF, rencontrée quelques semaines auparavant.
Que s’est-il passé ? Les Allemands ont rajouté 10 otages aux 17 communistes “particulièrement dangereux” du camp de Choisel. Les noms ont été choisis avec soin. Pourquoi Guy Môquet ? Pas parce qu’il était communiste (les Allemands avaient déjà tout ce qu’il leur fallait), mais parce qu’il était jeune. Il fallait faire un exemple, envoyer un message à toute la jeunesse française: elle ne serait pas à l’abri des représailles. La jeunesse ne serait pas une excuse (2). Pour la même raison, le même jour, à Nantes, un autre jeune de 17 ans sera fusillé: André Le Moal, étrangement oublié par l’histoire. Et pourtant, contrairement à Guy Môquet, on peut le qualifier de “résistant”, même si sa résistance ne fut pas bien dangereuse pour l’occupant: il avait été arrêté pour voies de fait envers des soldats allemands, et pour avoir crié “Vive De Gaulle”.
Certains proposèrent d’intercéder en sa faveur. Guy Môquet refusa : le retirer de la liste eût signifié qu’un autre aurait été mis à sa place. « Je suis un communiste comme les autres », dit-il fièrement, estimant sans doute que l’annonce de sa mort imminente l’autorisait de plein droit à faire partie du monde des adultes. Il considérait surtout que son jeune âge, et le malheur définitif qui s’abattait sur lui, n’étaient pas des raisons suffisantes pour se déshonorer. Ultime hommage de l’adolescent à l’éducation qu’il avait reçue de ses parents et de ses professeurs. Le petit tambour Barra, qu’il avait longtemps fréquenté dans les manuels d’histoire de l’école primaire, avait lui aussi préféré la mort au déshonneur.
On connaît la suite. Le courage des condamnés, entassés dans des camions, qui quittent le camp de Choisel en chantant la Marseillaise et le Chant du Départ pour se diriger vers la carrière de sable, 2 kilomètres plus loin, où ils seront exécutés. On sait aussi qu’ils refuseront d’avoir les yeux bandés. Quant à Guy Môquet, il était déjà inanimé au moment de tomber sous les balles allemandes, ainsi que l’écrit Jean-Pierre Azéma dans la revue “L’Histoire” (3). Que s’est-il passé ? Il ne nous le dit pas. Mais ce n’est pas difficile à deviner. Il y avait 27 condamnés et 9 poteaux : il y eût donc 3 salves. Guy Môquet faisait partie de la seconde, nous indique Jean-Pierre Azéma. L’adolescent n’a pas seulement su qu’il allait mourir, il a aussi assisté à sa propre mort quand il vit tomber ses 9 compagnons de la première salve. Spectacle insoutenable. C’en fût trop pour lui : il s’évanouit, chaviré par l’émotion, submergé par l’effroi. Je préfère qu’il en fût ainsi.
Jean-Pierre Timbaud, lui, regardera la mort en face. On dit qu’il lança, devant le peloton d’exécution, un superbe “Vive le Parti Communiste allemand”. Est-ce vrai, est-ce faux ? Cela a t-il été inventé par Jacques Duclos qui voulait faire “un monument” des martyrs de Châteaubriant ? Mon opinion est faite: c’est trop beau pour ne pas être vrai. Quelques semaines plus tard, Léon Blum, au cours du procès de Riom où il est mis en accusation, évoque la mémoire du “petit Timbaud”. Il serait mort, dit-il, en chantant la Marseillaise. Pas celle des cérémonies officielles, précise t-il, celle de Hugo, “ailée et volant dans les balles”. Les deux versions ne sont pas contradictoires, car compatibles chronologiquement.
Entre Jean-Pierre Timbaud et Guy Môquet, il y a tout ce qui sépare un homme qui a déjà donné un sens à sa vie, d’un jeune adolescent qui se cherche encore, et que préoccupent surtout les premiers émois de l’amour (4). Cela ne s’improvise pas de devenir un homme, cela prend du temps, et parfois de l’effort. On en voit certains qui, à l’âge adulte, n’ont pas encore quitté les rivages de l’enfance. Pour les femmes, je ne sais pas ; je ne suis pas compétent. Ce que je sais, c’est qu’il est très rare qu’on fusille une femme. On dit que Mata Hari fut digne et courageuse devant la mort. Toutefois, on avait pris soin de lui bander les yeux. Les hommes sont pudiques: ils n’aiment pas qu’une femme regarde la mort en face, surtout quand c’est eux qui tiennent le fusil. Ça les gêne.
Guy Môquet n’est pas mort parce qu’il avait été un résistant: on sait qu’il ne le fut pas. Il n’est pas mort non plus parce qu’il était communiste: il ne figurait pas sur la liste de Pucheu. D’ailleurs, peut-on vraiment qualifier de communiste un adolescent de 16-17 ans, pris dans une histoire trop grande pour lui, et qui n’avait qu’une idée en tête : défendre son père qui était tout pour lui (5)? Contrairement à ce qu’on a dit, il ne s’est pas sacrifié: il voulait vivre. Tant pis pour la légende. Tant pis pour l’historiographie communiste, qui a toujours voulu faire croire que Guy Môquet figurait sur la liste de Pucheu, que les 27 faisaient partie des 61. Parce que ça arrangeait le Parti. Parce qu’il fallait absolument que le destin tragique de l’adolescent et de ses camarades soit érigé en monument à la gloire des communistes. Parce qu’il fallait faire oublier l’attitude équivoque des dirigeants communistes jusqu’en juin 1941. Parce que quand la politique s’y mêle, la mémoire doit supplanter l’histoire.
Tant pis pour Guy Môquet ? Je ne le pense pas. Car son destin touche à l’universel: il est mort parce qu’il était jeune. Ou plutôt, il était jeune à en mourir. On voit bien la forte signification de l’évènement, sa charge symbolique: le monde des adultes sait toujours, quand il le faut, quand il se sent en danger, demander des comptes à la jeunesse. Pour les adultes, la jeunesse n’est pas nécessairement le temps de l’innocence. C’est surtout vrai quand l’époque est tragique et excessive. Mais c’est également vrai quand les temps sont plus apaisés. Ne le voit-on pas aujourd’hui encore avec cette affaire de suppression de la majorité pénale pour les mineurs récidivistes ? Les jeunes ont beaucoup à craindre des adultes quand ceux-ci ont peur ou se sentent menacés.
On voit aussi tout le parti que peut tirer un professeur de cette histoire tragique et édifiante. Formidable leçon de morale, à la fois humaine et civique: la jeunesse n’est jamais à l’abri de la cruauté du monde. Probablement les jeunes s’en doutent-ils déjà ; ils ne sont pas débiles à ce point. Mais cela vaut la peine que le professeur réserve une séance pour en parler avec eux.
On le sait, beaucoup de professeurs ont refusé de lire la lettre. Attachés à n’enseigner que la vérité, ils ont bien vu que cette commémoration fleurait bon la manipulation ; de tout côté d’ailleurs (Guy Môquet avait-il des compagnons ou des camarades ? Ah, la belle controverse entre Henri Guaino et les communistes !). Mais peut-être l’auraient-ils fait si on avait pris la peine de leur dire exactement la vérité sur l’histoire de Guy Môquet. Car dès lors qu’il s’agit d’enseigner la vérité à nos enfants, on sait que les professeurs répondront toujours présent. Même si c’est Sarkozy qui le leur demande.
Nous n’avons pas remarqué chez notre nouveau Président une grande passion pour l’histoire de notre pays, ni même une réelle compréhension de celle-ci. Mais il a compris que l’histoire tient une place bien particulière dans l’univers mental du peuple français. Elle exerce une fonction identitaire, un peu comme le droit dans la société américaine. Alors, il utilise l’histoire comme on pioche dans un jeu de cartes, au gré de ses intérêts, souvent les plus immédiats. Processus éminemment aléatoire, aux résultats parfois surprenants, qui laisse perplexes bien des Français, et fait la désolation des historiens professionnels. Bonne pioche, mauvaise pioche ? Cela dépend des jours.
Bonne pioche cette fois-ci. Si les communistes français peuvent de plein droit s’approprier la mémoire de Jean-Pierre Timbaud, Guy Môquet, lui, appartient à la jeunesse française, et à elle seule. En décrétant cette journée de commémoration dans les écoles, Nicolas Sarkozy a voulu rendre Guy Môquet à la jeunesse de notre pays. 65 après, il est enfin temps.
Qu’il en soit remercié. Après tout, ce n’est pas si souvent que la mémoire d’un peuple correspond à la vérité que nous livre l’histoire.
René Fiévet
Washington DC
(1) Jean-Marc Berlière dans l’émission de France Culture du 26 octobre 2007: “La fabrique de l’histoire”
(2) Emission France Culture du 22 octobre 2007 : “Du grain à moudre”, « La double OPA sur Guy Môquet » avec les historiens Frank Liaigre, Henri Rousso, et Michel Wieviorka. Henri Rousso indique que la décision de mettre Guy Môquet sur la liste aurait été prise au plus haut niveau du commandement allemand.
(3) Revue “L’Histoire” de septembre 2007: “Guy Môquet, Sarkozy, et le roman national”
(4) Dans son dernier billet, il dit à Odette que son grand regret est qu’elle n’ait pas eu le temps de lui donner ce qu’elle lui avait promis : lui « rouler un patin » (Jean Pierre Azema – Revue « L’Histoire », septembre 2007)
(5) Prosper Môquet était un député communiste, emprisonné en 1939 sous l’effet des décrets Daladier
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