Cher Maître,
C'est bien ce que je disais : la nuance entre Paxton, ou Klarsfeld, et vous, n'est pas bien grande, puisque vous partez du même postulat. Celui d'un Vichy plus libre qu'il n'était.
Sur les images d'Epinal, il y a souvent un animal caché : je vous invite à le chercher sur la vôtre !
Pour beaucoup de raisons, dans l'historiographie du nazisme c'est l'inventaire des ruses hitlériennes qui a pris le plus de retard. Il y a même des pans entiers de la politique du dictateur allemand qui ne sont encore étudiés par personne sous cet angle. Entre autres records dans l'histoire du monde, ce régime présente certainement le rapport le plus faible entre la masse des écrits à son sujet et leur subtilité.
La politique antisémite est particulièrement candidate à être mal analysée, tant elle est brutale, surtout à partir du milieu de 1941. On répugne à y chercher de l'intelligence. Et pourtant !
L'autonomie de Vichy est d'autant plus faible que ses chaînes sont peu apparentes... et qu'à cela aussi il collabore, ô combien ! Pétain à longueur de discours chante, sinon qu'il est libre, du moins qu'il sauve de grandes marges de liberté. Pourquoi tant d'historiens le croient encore, ce serait aussi un beau sujet d'histoire.
Paxton ose écrire que Hitler ne se mêle pas de la politique intérieure française "pendant au moins les deux premières années". Ah bon ? Il n'est pas mal parti dans une guerre mondiale au-dessus de ses moyens, calculés sans erreur sous un gouvernement Chamberlain et devenus tragiquement insuffisants quand Churchill prend la barre et réussit de justesse à la garder dans la tempête inouïe de la chute de la France ?
Cette occupation est donc d'une part imprévue et d'autre part ne doit pas nuire à l'obtention d'une paix de compromis avec l'Angleterre, qui reste le but suprême, dans une logique de "domination aryenne sur le monde". Mais il y a encore tant de gens, il est vrai, qui attribuent au nazisme dès le départ l'ambition donquichottesque d'une domination planétaire de la seule Allemagne...
Le challenge est donc : sucer la France jusqu'aux moelles mais discrètement, avec le concours apparent d'un gouvernement français, en entamant le moins possible sa souveraineté, en ne cherchant pas à la nazifier sinon en Alsace-Lorraine. On pourra même rendre encore une fois ce territoire, si Londres y tient, tout en représentant (à quelque Hoare ou Halifax qui aurait enfin renversé Churchill) qu'on fait de gros sacrifices pour assurer l'amitié éternelle des deux grands peuples aryens...
La politique juive, en France, est nécessairement le parent pauvre à côté de tels enjeux. Sauf à attribuer au nazisme, comme eût dit Molière, une "vertu assassine de Juifs", massacrant tout ce qu'elle peut sur son passage.
A cela j'oppose (mais il me semble que je l'ai déjà fait dans le présent échange) l'image de la corde qu'on tend un peu en-deçà du point de rupture, avec beaucoup d'attention et de doigté. C'est la fonction, notamment, de toutes ces demandes d'Eichmann, de Himmler ou d'Oberg qui se heurtent en apparence à des refus de Pétain ou de Laval. Pensons à l'enfant autrichienne séquestrée, Natascha Kampusch, préférant que son bourreau, Wolfgang Priklopil, la batte jusqu'au sang plutôt que de s'agenouiller en l'appelant "maître". Je ne sais ce que voulait ce malade mais Hitler, lui, cherchait avec ce genre de demandes une limite, celle des concessions que Pétain estimait pouvoir faire sans déchoir. Il avait besoin de cette limite pour mesurer où en était la résistance de la corde.
A présent je dois impérativement passer à un autre travail. Que personne surtout n'en conclue que je me suis réfugié dans des considérations générales sur le fonctionnement du nazisme pour ne pas examiner les documents invoqués ! Nous avons tout notre temps à condition de répartir notre effort dans la durée. Et comme à mon avis c'est la conception même du nazisme qui nous sépare, un débat à ce sujet est un préalable indispensable.
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