Ernest Renan, L’islamisme et la science, 1883 – EXTRAITS
'Toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement l’infériorité actuelle des pays musulmans, la décadence des États gouvernés par l’islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation. Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique sont frappés de ce qu’a de fatalement borné l’esprit d’un vrai croyant, de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa tête, la rend absolument fermée à la science, incapable de rien apprendre ni de s’ouvrir à aucune idée nouvelle. A partir de son initiation religieuse, vers l’âge de dix ou douze ans, l’enfant musulman, jusque-là quelquefois assez éveillé, devient tout à coup fanatique, plein d’une sotte fierté de posséder ce qu’il croit la vérité absolue, heureux comme d’un privilège de ce qui fait son infériorité. Ce fol orgueil est le vice radical du musulman. L’apparente simplicité de son culte lui inspire un mépris peu justifié pour les autres religions. Persuadé que Dieu donne la fortune et le pouvoir à qui bon lui semble, sans tenir compte de l’instruction ni du mérite personnel, le musulman a le plus profond mépris pour l’instruction, pour la science, pour tout ce qui constitue l’esprit européen. Ce pli inculqué par la foi musulmane est si fort que toutes les différences de race et de nationalité disparaissent par le fait de la conversion à l’islam. Le Berber, le Soudanien, le Circassien, l’Afghan, le Malais, l’Égyptien, le Nubien, devenus musulmans, ne sont plus des Berbers, des Soudaniens, des Égyptiens, etc. ; ce sont des musulmans.
…………Entre la disparition de la civilisation antique, au sixième siècle, et la naissance du génie européen au douzième et au treizième, il y a eu ce qu’on peut appeler la période arabe, durant laquelle la tradition de l’esprit humain s’est faite par les régions conquises à l’islam.
……..Ce qu’il y a de bien remarquable, en effet, c’est que, parmi les philosophes et les savants dits arabes, il n’y en a guère qu’un seul, Alkindi, qui soit d’origine arabe ; tous les autres sont des Persans, des Transoxiens, des Espagnols, des gens de Bokhara, de Samarkande, de Cordoue, de Séville. Non seulement, ce ne sont pas des Arabes de sang ; mais ils n’ont rien d’arabe d’esprit. Ils se servent de l’arabe ; mais ils en sont gênés, comme les penseurs du moyen âge sont gênés par le latin et le brisent à leur usage. L’arabe, qui se prête si bien à la poésie et à une certaine éloquence, est un instrument fort incommode pour la métaphysique. Les philosophes et les savants arabes sont en général d’assez mauvais écrivains.
Cette science n’est pas arabe. Est-elle du moins musulmane ? L’islamisme a-t-il offert à ces recherches rationnelles quelque secours tutélaire ? Oh ! en aucune façon ! Ce beau mouvement d’études est tout entier l’œuvre de parsis, de chrétiens, de juifs, de harraniens, d’ismaéliens, de musulmans intérieurement révoltés contre leur propre religion. …….. Mamoun, celui des califes qui montra le plus de zèle pour l’introduction de la philosophie grecque, fut damné sans pitié par les théologiens ; les malheurs qui affligèrent son règne furent présentés comme des punitions de sa tolérance pour des doctrines étrangères à l’islam. Il n’était pas rare que, pour plaire à la multitude ameutée par les imans, on brûlât sur les places publiques, on jetât dans les puits et les citernes les livres de philosophie, d’astronomie. Ceux qui cultivaient ces études étaient appelés zendiks (mécréants) ; on les frappait dans les rues, on brûlait leurs maisons, et souvent l’autorité, pour complaire à la foule, les faisait mettre à mort.
L’islamisme, en réalité, a donc toujours persécuté la science et la philosophie. Il a fini par les étouffer. ……… L’islamisme offre cette particularité qu’il a obtenu de ses adeptes une foi toujours de plus en plus forte. …….. La liberté n’est jamais plus profondément blessée que par une organisation sociale où le dogme règne et domine absolument la vie civile. Dans les temps modernes, nous n’avons vu que deux exemples d’un tel régime : d’une part, les États musulmans ; de l’autre, l’ancien État pontifical du temps du pouvoir temporel. Et il faut dire que la papauté temporelle n’a pesé que sur un bien petit pays, tandis que l’islamisme écrase de vastes portions de notre globe et y maintient l’idée la plus opposée au progrès : l’État fondé sur une prétendue révélation, le dogme gouvernant la société.
Les libéraux qui défendent l’islam ne le connaissent pas. L’islam, c’est l’union indiscernable du spirituel et du temporel, c’est le règne d’un dogme, c’est la chaîne la plus lourde que l’humanité ait jamais portée. ……………. La théologie occidentale n’a pas été moins persécutrice que celle de l’islamisme. Seulement, elle n’a pas réussi, elle n’a pas écrasé l’esprit moderne, comme l’islamisme a écrasé l’esprit des pays qu’il a conquis. ………… Dans les pays musulmans, il s’est passé ce qui serait arrivé en Europe si l’Inquisition, Philippe II et Pie V avaient réussi dans leur plan d’arrêter l’esprit humain……….
……..Ce qui distingue, en effet, essentiellement le musulman, c’est la haine de la science, c’est la persuasion que la recherche est inutile, frivole, presque impie: la science de la nature, parce qu’elle est une concurrence faite à Dieu ; la science historique, parce que, s’appliquant à des temps antérieurs à l’islam, elle pourrait raviver d’anciennes erreurs. …………. Un dogme révélé est toujours opposé à la recherche libre, qui peut le contredire. Le résultat de la science est non pas d’expulser, mais d’éloigner toujours le divin, de l’éloigner, dis-je, du monde des faits particuliers où l’on croyait le voir. L’expérience fait reculer le surnaturel et restreint son domaine. Or le surnaturel est la base de toute théologie. L’islam, en traitant la science comme son ennemie, n’est que conséquent ; …….. L’islam a réussi pour son malheur. En tuant la science, il s’est tué lui-même, et s’est condamné dans le monde à une complète infériorité.
Quand on part de cette idée que la recherche est une chose attentatoire aux droits de Dieu, on arrive inévitablement à la paresse d’esprit, au manque de précision, à l’incapacité d’être exact. Allah aalam, « Dieu sait mieux ce qui en est », est le dernier mot de toute discussion musulmane."
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