Bon retour, Nicolas ! non seulement sur ce petit forum, mais sur 1940 et sur le Haltbefehl, après tes embardées éditorialement fécondes sur l'URSS et le Pacifique !
Keitel accompagnait-il Hitler à Charleville, le 24 mai 1940? François indiquait qu'aucun document ne permettait de trancher.
Cependant, il s'avère que la visite de Hitler à Charleville a été suivie par Heinrich Hoffmann, lequel a pris quelques clichés, accessibles
sur ce site en utilisant son logiciel de recherche (mots clefs: Hitler, Charleville). On y croise notamment le général Von Rundstedt, le colonel Jodl, ou encore l'un des aides de camp du dictateur, Julius Schaub. On notera que Jodl quitte le Q.G. de Von Rundstedt au même moment que Hitler.
Une photographie, prise peu avant le départ en avion de Hitler pour retourner à son propre Q.G., le
Felsennest, est la plus révélatrice. On y aperçoit, de gauche à droite, Otto Dietrich (chef du service de presse du
Reich), Hitler, Von Rundstedt, Martin Bormann,
Wilhelm Keitel (au premier plan, en plein milieu, et inratable), Schaub, le colonel Rudolf Schmundt (aide de camp militaire de Hitler), le général Karl Bodenschatz (de la
Luftwaffe), l'aide de camp Wilhelm Brückner, l'aide de camp Willy Deyle, et le diplomate Walther Hewel.
Le journal de Hewel correspondant à l'année 1940 n'a pas été retrouvé. Martin Bormann, dans son propre journal (davantage un vague carnet de déplacements qu'un journal), ne fait aucune mention du 24 mai 1940. Il n'est pas inintéressant que Bodenschatz ait été présent à Charleville, l'homme étant un proche adjoint de Göring, et servant d'officier de liaison entre lui et Hitler.
Le fait est qu'une photographie atteste que Keitel se trouvait à Charleville ce jour-là. A-t-il assisté à la réunion entre Hitler et Von Rundstedt? Compte tenu de son statut et de ses relations avec ce dernier, le contraire serait étonnant.
Du coup, je relis d'un autre oeil ses Mémoires, rédigés à Nuremberg, tant la version publiée que l'originale, non coupée par l'éditeur, Walter Görlitz. Keitel y mentionne l'épisode du
Haltbefehl en quelques lignes. Selon lui, l'
O.K.H. en aurait appelé à Hitler pour décider de la stratégie à suivre: fallait-il autoriser la
Panzergruppe Kleist foncer vers l'est, au sud de Dunkerque? L'attention du dictateur aurait été attirée par la nature du terrain, prétendument impropre à la guerre mobile. Mieux aurait valu, selon lui, diriger l'offensive le long de la côte, ce qui impliquait de stopper la course des blindés. Et Keitel de préciser, non sans perfidie: si l'
O.K.H. avait été sûr de son affaire, il aurait agi, sans réexaminer la situation avec Hitler.
Keitel s'exprime de mémoire, sans avoir sous les yeux les différentes pièces du dossier. Sa version des faits n'en reste pas moins source d'interrogations. Tout d'abord, il attribue, et sans réserve, la décision du
Haltbefehl à Hitler, et ne dit mot de Von Rundstedt, ce qui prend un tout autre relief si l'on suppose qu'il a assisté à la réunion de Charleville. De même, Keitel se réfère manifestement au plan de Halder concocté le matin du 24 mai, qui impliquait de crever le front ennemi par le Groupe d'Armées A au sud de Dunkerque, pour faire jonction avec le Groupe d'Armées B et consommer l'encerclement des forces alliées, sans même avoir à prendre Dunkerque - plan tout aussi manifestement écarté par Hitler le lendemain matin, 25 mai (réunion à laquelle Keitel se réfère, à l'évidence). Preuve que la mémoire du chef de l'
O.K.W. n'est pas mauvaise. Enfin, il admet honnêtement que la décision de Hitler s'est révélée erronée.
Mais Keitel
1/ transforme le
Haltbefehl en pur et simple arbitrage, vis-à-vis d'un
O.K.H. apparemment trop frileux pour
"travailler en direction du Führer" et assumer ses propres responsabilités (bref, Hitler aurait plutôt
"travaillé en direction de l'O.K.H.", mais pas de Dunkerque);
2/ précise que Hitler préconisait de conduire l'offensive sur Dunkerque par un détour le long de la côte (ce qui n'est pas sans intriguer, car la 1.
Panzer-Division était précisément en mesure de le faire, et s'y apprêtait, sans qu'il soit besoin de stopper les
Panzer de Kleist et Hoth);
3/ prend visiblement Hitler au sérieux quand ce dernier allègue que les
Panzer risquaient de s'enliser dans les plaines inondées (!) du théâtre d'opérations au sud et sud-ouest de Dunkerque;
4/ et mieux encore, ignore visiblement que ledit
O.K.H. a tenté, dans la nuit du 24 au 25 mai, de contourner ledit
Haltbefehl pour prescrire à Von Rundstedt, en des termes soigneusement choisis, de reprendre l'avance (tentative qui n'est restée qu'à l'état de tentative, Von Rundstedt l'ayant mise en échec).
On ne peut exclure que Keitel noircisse, par mauvaise foi, le tableau pour dépeindre l'
O.K.H. Dès lors qu'il admet que le
Haltbefehl constitue une erreur, il peut lui être difficile d'aller jusqu'au bout de sa logique, et de concéder que le haut-commandement de l'armée de terre ait pu avoir raison. Ce qui expliquerait pourquoi Keitel dépeint ces généraux comme peu enclins à prendre des risques (il rappelle que tel n'était pas le cas du
Führer!), et dont les velléités offensives n'auraient précisément été que des velléités. L'hypothèse expliquerait également pourquoi Keitel passe sous silence la tentative d'insubordination de l'
O.K.H. dans la nuit du 24 au 25 mai, laquelle cadre mal avec la pusillanimité qu'il prête à cette instance.
Mais une autre hypothèse peut être soutenue: Keitel est mal, très mal informé. D'abord parce que Hitler, visiblement, ne lui dit pas tout (il ne lui fait part que d'un seul des motifs de l'ordre d'arrêt). De même, la circonstance que lui ait échappé la tentative de l'
O.K.H. de vider le
Haltbefehl de sa substance, dans la nuit du 24 au 25 mai, semble attester que l'information circule fort mal dans les instances dirigeantes, mais que le
Führer reste mieux au fait de la situation que l'
O.K.W. lui-même (il me paraît absurde, en effet, que la chose soit passée inaperçue du dictateur).
Je suis moi-même dans les finitions de mon petit dernier (Hitler et Pétain, chez Nouveau monde en novembre) et les détails dunkerquois ne sont pas frais dans mon esprit d'ailleurs éloigné de sa doc, mais je peux déjà répondre ceci : Keitel est à Charleville, OK, mais à la réunion ? c'est plus douteux, car sinon Hitler se tournerait-il vers Jodl ? "Lakeitel" a pu être envoyé inspecter ceci ou cela dans cet important QG.
Tu les as trouvés où, ses mémoires non censurés ? A Fribourg, comme moi en 1996 ? En tout cas ta façon de les scruter m'intéresse. Je m'en étais surtout servi pour démontrer que Keitel faisait des sauts fréquents, le matin, dans les QG subalternes et tordre ainsi le cou à l'une des erreurs les plus fréquentes qui bloquaient la réflexion : l'idée que Hitler était loin de l'action et que son information n'était jamais à jour.