En application et au lendemain de la loi du 3 septembre 1940 autorisant l'internement administratif, Mandel et Reynaud sont d'abord détenus au château de Chazeron avec le général Gamelin et un groupe de dirigeants politiques de la Troisième République. Puis Gamelin, Léon Blum et Edouard Daladier sont transférés à la prison de Bourrassol, près de Riom, en vue de leur comparution devant la cour de justice créée dans cette ville. Cette séparation géographique, accompagnant une disjonction judiciaire, est l'un des points les plus intéressants, et les moins souvent examinés, de cette affaire. Pourquoi donc Reynaud et Mandel ne sont-ils pas déférés devant cette cour et pourquoi leur traitement carcéral, parfois commun avec celui de Daladier, Blum, et Gamelin, est-il souvent distinct ?
Je traiterai ce point en m'appuyant sur les acquis de mon livre Montoire... qui a l'an passé soufflé ses dix bougies. J'y démontrais que la logique principale du comportement de Vichy, au cours des premiers mois, était de séduire l'Allemagne avant tout en ayant l'air d'imiter son régime intérieur et en essayant d'obtenir, en retour, des avantages. D'où une certaine lenteur et une certaine prudence, dictées par le fait que Hitler lui-même se hâte lentement de répondre aux avances. Car Vichy a un sens, limité mais réel, de l'intérêt et de l'honneur nationaux.
Juger et condamner lourdement un Blum, un Daladier et un Gamelin, cela peut passer pour une opération de politique intérieure, et patriotique de surcroît : on ne se couche pas devant l'Allemagne, bien au contraire, on "redresse" la France à toutes fins utiles, en désavouant un régime et des gouvernements censés l'avoir mal préparée à la guerre, en laissant amollir les vertus de la race dans des loisirs démésurés et des congés scandaleusement payés. S'en prendre à Reynaud et à Mandel, au contraire, c'est stigmatiser une partie de la droite qui n'a rien eu à voir avec le Front populaire et qui a stigmatisé les 40 heures arrachées par les grévistes de 1936, sous le nom de "semaine des deux dimanches" (Reynaud, ministre des Finances, automne 1938), mais que les événements ont poussée aux avant-postes en raison du danger nazi et de sa vigilance à son égard. Ils avaient été, en communion parfois étroite avec un député-Cassandre d'outre-Manche nommé Winston Churchill, les fers de lance d'un esprit dit "belliciste", plus qu'un Daladier ou un Blum qui semblaient entravés par le pacifisme fréquent de leurs troupes.
S'en prendre à eux, donc, ce sera pour plus tard, quand l'Allemagne aura donné des signes tangibles de son intérêt pour une politique de collaboration avec Vichy. Cependant ils sont internés : que Hitler sache donc que nous sommes prêts à les juger... sous certaines conditions. Car leur procès serait celui du bellicisme : non point donc celui d'une préparation molle ou déficiente de la guerre, mais celui de la guerre elle-même, du soutien à la Pologne et du respect de la parole donnée aux différentes victimes des agressions hitlériennes. Autant Vichy peut, dans l'accablement planétaire encore immense en cet automne 1940, prétendre accuser par patriotisme les dirigeants de la gauche d'avant guerre, autant l'ouverture d'une instruction contre les "bellicistes" de droite vaudrait contrition nationale pour la guerre elle-même : Monsieur Hitler, veuillez croire en notre regret profond de vous avoir agressé alors que vous étiez si bon !
A ce saut Vichy est prêt... mais éprouve le besoin impératif d'un encouragement. C'est le sens des propos de Pétain et de Laval, parfaitement en phase sur ce point, lors de la conversation de Montoire (24 octobre) : la déclaration de guerre est hautement regrettée, dès la première tirade du vieux maréchal. Et il propose, pour preuve de sa bonne volonté, une action militaire contre l'AEF, passée à de Gaulle en juillet.
Hitler fait la sourde oreille... mais va cependant, au cours des semaines suivantes, ouvrir des conversations d'état-major sur la reconquête du Tchad. Mais tandis que Pétain, le 30 octobre, présente les résultats de la rencontre de Montoire en déclarant solennellement qu'il entre dans la voie de la collaboration, et en glissant au détour d'une phrase que la France va "réduire les dissidences de ses colonies", Hitler souffle le froid en expulsant de Moselle 100 000 Français qui refusent de se laisser germaniser... comme si à Montoire Pétain avait accepté d'aller très au-delà des clauses de l'armistice en renonçant à l'Alsace-Lorraine et en permettant d'ores et déjà au Reich d'en disposer. Vichy se resoud alors à émettre (le 14 novembre) l'un de ses très rares communiqués désapprouvant une initiative allemande. Mais le torchon brûle, depuis le 7 environ, entre Pétain et Laval. Le maréchal se rend compte qu'il a été joué, tandis que son ministre prétend qu'on n'a pas encore mis le Reich assez en confiance et qu'il faut foncer dans la voie des concessions.
C'est quand les conversations sur la reconquête du Tchad semblent prendre un tour décisif, le 10 décembre, que les ministres les plus opposés à Laval, Peyrouton (Intérieur) en tête, convainquent le maréchal qu'il doit absolument se séparer de lui. Ce qu'il fait le 13 décembre, dans des circonstances qu'on peut trouver guignolesques mais qui sur le moment revêtent une certaine intensité dramatique : en vertu de l'armistice, rien ne protège militairement la zone sud, dite "libre", et le renvoi ostensible d'un ministre favorable à l'occupant peut faire penser avec quelque vraisemblance que cette zone va être, comme l'autre et d'un instant à l'autre, occupée.
Hitler et son ambassadeur Abetz font traîner les choses et se répandent en conversations. Le 31 décembre, cependant, branle-bas de combat.
Charles Courrier, le commissaire de police chargé en septembre par Peyrouton de la garde des internés, et qui les gardait dans un hôtel de
Pellevoisin (Indre), reçoit un ordre de départ immédiat. Un seul livre en a jusqu'ici témoigné : les mémoires de Vincent Auriol, grand notable socialiste qui avait été le ministre des Finances de Blum, avant d'être en 1946 le premier président de la Quatrième République. Que dit Auriol ? Que Courrier annonce à Mandel, à Reynaud et aux autres internés (dont Marx Dormoy et Marcel Dassault) que la destination du cortège de 15 tractions qui se met en route peu après minuit est... Alger, après un embarquement à Marseille. Puis qu'on s'arrête à Aubenas et que Peyrouton donne l'ordre d'y rester... d'où un internement, qui va durer plus d'un an, des seuls Reynaud et Mandel, à Vals-les-Bains, la station la plus proche disposant des capacités hôtelières requises.
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