(ce qui suit est une réponse aux allégations du thuriféraire vichyste Michel Boisbouvier relatives au travail obligatoire, sur ce fil: viewtopic.php?f=41&t=232&start=1335 )Déterminer le bilan statistique des travailleurs français en Allemagne reste une entreprise ardue. Plusieurs chercheurs se sont néanmoins lancés dans cette entreprise et sont parvenus à dégager des conclusions solides.
D'après Edward L. Homze, en effet, le nombre total de travailleurs français en Allemagne, prisonniers de guerre inclus, a été de 1.344.000 (605.000 civils et 739.000 prisonniers de guerre), auxquels il faut ajouter 44.000 femmes, sachant que ce chiffre tombe à 281.000 Belges (195.000 civils et 53.000 prisonniers de guerre, 33.000 femmes) et 256.000 Hollandais (236.000 civils, 20.000 femmes) - voir Homze,
Foreign Labor in Nazi Germany, Princeton University Press, 1967, p. 195.
D'après une autre étude conduite par Ulrich Herbert (
Hitler's Foreign Workers. Enforced Foreign Labor in Germany under the Third Reich, Cambridge University Press, 1997), le nombre total de travailleurs français, belges et hollandais en Allemagne, en août 1944, se décomposait comme suit : 1.254.749 Français, 253.648 Belges, 270.304 Hollandais (p. 298).
Voir également cet article de Francis Deleu sur les travailleurs belges:
viewtopic.php?f=41&p=7606#p7606Ces chiffres sont, dans l'ensemble, confirmés par Patrice Arnaud, qui estime que le nombre de travailleurs français emmenés en Allemagne, hors prisonniers de guerre (890.000) se situe entre 685.000 et 705.000, dont 590.000 à 600.000 requis (Patrice Arnaud,
Les S.T.O. Histoire des Français requis en Allemagne nazie, C.N.R.S. Editions, 2010, p. 23).
Comme l'a fait remarquer Robert Paxton,
"le total des ouvriers travaillant en Allemagne, prisonniers de guerre y compris, représentait environ 3,3 % de la population en France, à peu près 3,4 % en Belgique, et 3 % aux Pays-Bas. Vichy n'a joui d'aucun répit réel, ni dans une zone, ni dans l'autre." (Robert Paxton,
La France de Vichy, Seuil, 1997, éd. rev. et aug., p. 424)
Jacques Evrard est allé encore plus loin (
La déportation des travailleurs français dans le Reich, Fayard, 1972, p. 163-164), en citant les conclusions du rapport de l'Institut de conjoncture,
"qui a calculé les pourcentages des prélèvements de deux manières : d'abord, d'après les chiffres de 1936, ensuite, en tenant compte de l'absence des prisonniers de guerre, c'est à dire de la main d'oeuvre déjà perdue depuis 1940 pour l'économie française. Ces derniers pourcentages sont indiqués ci-après entre parenthèses."Jacques Evrard a écrit:
Industrie extractives : 0,29 % (0,31 %)
Professions libérales: 0,59 % (0,66 %)
Industrie textile: 0,8 % (1 %)
Forêt, agriculture, élevage: 0,92 % (1 %)
Commerce et banques: 0,95 % (0,99 %)
Industrie chimique: 1,2 % (1,2 %)
Caoutchouc, papier, carton: 3 % (3,3 %)
Industries alimentaires: 3,2 % (3,5 %)
Transports: 3,7 % (4 %)
Industrie du bois: 4,3 % (4,7 %)
Industrie du livre: 5,9 % (6,6 %)
Industrie métallurgique: 19 % (21 %)
Pierres et terre de feu: 43 % (45 %)
Manutention: 100 % (100 %)
Jacques Evrard ajoute:
"Encore ces chiffres ne tiennent-ils pas compte du nombre considérable des jeunes du S.T.O. qui n'avaient pas encore de profession au moment de leur réquisition. Mais ce furent, finalement, au moins 7 milliards 748 millions d'heures de travail qui furent ainsi soustraites à l'économie française." (
ibid.)
On voit, dès lors, mal en quoi Vichy a été un bouclier...
Toujours est-il que nombre de thuriféraires vichystes ont allégué que ce régime aurait, sur ce point, évité le pire.
L’un d’entre eux, Michel Boisbouvier, a ainsi fait siens les propos tenus par Pierre Laval au cours du procès du Maréchal Pétain :
Citation:
Or, c'est pourtant en France que les déportés du travail furent proportionnellement les moins nombreux. En Belgique par exemple, les ouvriers furent déportés à 80 % tandis qu'en France ils ne le furent qu'à 16 %, dit sans être démenti Laval lors de sa déposition au procès Pétain. Il n'y avait plus d'hommes jeunes en Belgique en 44, dit un de nos interlocuteurs. Laval avait obtenu les entreprises "S".
Ces statistiques présentaient deux défauts.
Premièrement, elles étaient manifestement erronées, compte tenu des recherches résumées ci-dessus.
Deuxièmement, et contrairement à ce qu’assène Michel Boisbouvier, elles ont été démenties dès 1945.
Et par qui ?
Par Pierre Laval.
Extrait de sa déposition au procès Pétain, reprise les yeux fermés par Michel Boisbouvier (
Procès du Maréchal Pétain. Compte-rendu in extenso des audiences, Imprimerie nationale, 1945, p. 206):
Pierre Laval au procès de son ex-boss a écrit:
Monsieur le Président, je vais vous donner un autre renseignement. Il éclairera le débat. La France a un gouvernement. La Belgique n'en a pas. Les deux pays sont occupés. Savez-vous quel est le pourcentage des ouvriers belges prélevés sur le monde ouvrier belge et transportés vers l'Allemagne ? 80 %. Savez-vous quel est le pourcentage des ouvriers français prélevés sur les travailleurs français ? 16 %. Voilà la différence.
Le problème est que, dans ses notes rédigées en prison, il va apporter des chiffres considérablement différents (Pierre Laval,
Pierre Laval parle. Notes et mémoires rédigés par Pierre Laval dans sa cellule, Les Editions du Cheval Ailé, 1948, p. 130) :
Pierre Laval en taule a écrit:
Tous les autres pays d'Europe, Belgique, Hollande, Pologne, etc., subirent des prélèvements masculins et féminins variant entre cinquante et quatre-vingts pour mille par rapport à la population totale, alors que le chiffre français (sans tenir compte évidemment de la masse des prisonniers rentrés) était de treize travailleurs pour mille habitants.
Son adjoint, Pierre Cathala, reprendra ces derniers chiffres à son compte pour le réhabiliter (!) - voir Cathala,
Face aux réalités. La direction des finances françaises sous l'Occupation, Ed. du Triolet, 1949, p. 102.
Il n'en demeure pas moins que dans l'un et l'autre cas, Laval s'est magistralement fourvoyé. Consciemment ou non.
Quoique démonté, Michel Boisbouvier ne s’est toutefois pas laissé achever. Il, a, en effet, mené quelques recherches. Pas très longues, on le verra. Lacunaires, également – on le verra aussi.
Voici ce qu’il a écrit, après rappel des contradictions entre les différentes déclarations de Pierre Laval :
boisbouvier a écrit:
En ce qui concerne les déportés du travail, j'ai du neuf.
Les Allemands en réclamèrent 2 060 000 sans aucune contrepartie.
Ils n'en reçurent que 641 000 et 110 000 prisonniers furent libérés au titre de la relève plus la transformation de 250 000 prisonniers en travailleurs libres.
Les autres pays occupés connurent des conditions beaucoup plus dures. Le volontariat permit de retarder de six mois les réquisitions du STO. Il n'y eut de volontariat qu'en France.
D'après les chiffres officiels 1,4 % de la population française connut la déportation du travail contre 8 % de la population belge (XX° audience du procès Pétain, mardi 14 août).
Or, là encore, Michel Boisbouvier s’est fourvoyé. Et pour cause : loin de s’être référé à des documents officiels, il a, en fait, recopié benoîtement… les plaidoiries des avocats de Pétain, à savoir Me Payen et Me Isorni.
Extrait de la plaidoirie de Me Isorni (
Procès du Maréchal Pétain…,
op. cit., p. 363) :
Citation:
Quelles ont été les exigences allemandes ? Il y a eu, entre le 5 juin 1942 et le 1er août 1944, cinq demandes. On a demandé cinq tranches de travailleurs :
- première tranche : 400.000 hommes ;
- deuxième tranche : 400.000 hommes ;
- troisième tranche : 220.000 hommes ;
- quatrième tranche : 500.000 hommes ;
- cinquième tranche : 540.000 hommes.
C'est-à-dire, au total, 2.060.000 hommes, et sans aucune contrepartie.
Telles étaient les exigences du Gauleiter Sauckel.
Or, Messieurs, entre le 5 juin 1942 et le 1er août 1944, il n’est parti pour l’Allemagne que 641.000 – il n’est parti que… vous me comprenez – que 641.000 hommes, c'est-à-dire un peu plus du quart des demandes allemandes et, en contrepartie, le gouvernement a obtenu, par la relève – je ne discute pas le mot – mais pendant cette même période où 641.000 travailleurs sont partis, la France a obtenu le retour de 110.000 prisonniers et la transformation en travailleurs libres de 250.000 prisonniers de guerre.
Et plus loin, Isorni reprend à son compte les chiffres cités précédemment par Pierre Laval (
ibid.) :
Citation:
Si bien, Messieurs, que par la manière dont le gouvernement a freiné les départs en Allemagne, un quart seulement des exigences allemandes a été satisfait ; alors qu’en Belgique 80 % de la classe ouvrière est partie, la proportion en France est de 16 %.
Plaidant après Me Isorni, son Confrère, le Bâtonnier Payen, revient brièvement sur les réquisitions de travailleurs (
ibid., p. 374) :
Citation:
Voyez en effet les chiffres officiels. Pour la main d’œuvre, ce chiffre vous a déjà été donné et je n’y reviens pas, mais je répète la proportion : 1,4 % de la population française. En Belgique, 8 % de la population.
Naturellement, Me Payen ne cite aucune référence précise. Et contrairement à ce qu’il allègue, il apparaît que c’est bien la première fois qu’il évoque de telles proportions, lesquelles ressemblent à s’y méprendre (quoique dix fois inférieures) à celles énoncées précédemment par Pierre Laval puis Me Isorni, ce qui laisse ouverte la possibilité d’une confusion de sa part. L’absence de rigueur de sa plaidoirie, qui s’encombre de détails inutiles en esquivant constamment l’essentiel, tend à confirmer cette hypothèse.
Autrement dit, il semble que Me Payen ait repris incorrectement les chiffres que Me Isorni tenait de Pierre Laval - et que ce dernier démentira ultérieurement. Belle cacophonie.
Toujours est-il que telles sont les sources de Michel Boisbouvier à l’appui de ses nouvelles allégations : non pas des
« chiffres officiels », comme il le prétend, mais des extraits, allègrement recopiés, des plaidoiries des avocats de Pétain, sachant que ces chiffres ne reposent sur rien d’autre que les propres déclarations de Pierre Laval… que ce dernier contredira ultérieurement.
L’erreur d’Isorni n’intéresse pas seulement les proportions belgo-françaises des réquisitions. Elles touchent aussi à l’ampleur des réclamations allemandes. Ainsi qu'à leur logique.
La première demande de Sauckel (1942), prétend Isorni, aurait impliqué 400.000 travailleurs ? Faux : les Allemands en réclamaient 250.000, dont 150.000 ouvriers qualifiés. A la fin de l’année 1942, 134.976 ouvriers qualifiés sont effectivement partis, ainsi que 104.744 manœuvres (Patrice Arnaud,
Les S.T.O….,
op. cit., p. 10). En échange, les Allemands ont libéré 50.000 prisonniers de guerre, une goutte d’eau dans l’océan – sachant que ces libérations n’intervenaient qu’à la condition d’obtenir trois fois plus d’ouvriers qualifiés, ce qui a été le cas.
La deuxième « action Sauckel » (janvier – avril 1943), prétend Isorni, aurait impliqué 400.000 travailleurs ? Faux : les Allemands en réclamaient 250.000, et en obtiendront… 269.100 au 25 avril 1943 (
ibid., p. 14), c'est-à-dire davantage qu’exigé. A nouveau, 50.000 prisonniers de guerre sont libérés... libérant du même coup leurs gardiens, qui partent pour le front!
La troisième « action Sauckel » (avril – juillet 1943) a effectivement, comme l’affirme Isorni, porté sur 220.000 travailleurs. Les deux premières « actions » avaient épuisé la réserve de main d’œuvre française, et le gouvernement, non sans protestations ni démissions de ministres (rien de tel ne se produira s’agissant des rafles antisémites de 1942), doit traquer les réfractaires, de plus en plus nombreux, ainsi que les défaillants. Au final, 33.310 travailleurs partent pour l’Allemagne en mai 1943 (sur 120.000 attendus), et 82.523 en juin (sur 100.000 prévus), sachant que 50.000 ouvriers affectés à l’Organisation Todt viennent gonfler les quotas. De fait, sur 220.000 ouvriers réclamés, Sauckel en obtient 149.129 (
ibid., p. 15). Compte tenu des tensions au sein de l’opinion et des innombrables difficultés rencontrées dans l’accomplissement de l’opération, cette dernière apparaît tout de même comme un demi-succès nazi.
Ainsi, en une année et demie, près de 657.949 Français sont partis en Allemagne (sans compter les retours).
Les quatrième et cinquième « actions Sauckel » de 1943 et 1944 impliquent, comme l’affirme Isorni, un million de travailleurs réclamés pour le seul cas français. Dans son délire statistique, le
Gauleiter envisage, en effet, de s’emparer de 4.200.000 travailleurs européens supplémentaires à partir de février 1944, ce qui inclut les ouvriers français réclamés en août de l’année précédente (Homze,
op. cit., p. 149) ! Mais ces réquisitions échouent sur tous les fronts. La vérité est que la réserve de main d’œuvre s’est épuisée. En outre, les réquisitions ont poussé nombre de travailleurs potentiels à devenir réfractaires – sans nécessairement rejoindre le maquis. Ces deux facteurs, il faut y insister, ne se rencontrent pas uniquement en France. Ainsi, 37.000 ouvriers italiens sur les 500.000 attendus partent pour l’Allemagne, malgré les efforts du régime mussolinien (
ibid., p. 150).
L’échec – si tant est que le terme soit opérant, comme on le verra – des deux dernières actions de Sauckel tient également à un autre facteur, découlant d’un accord passé entre Vichy et le Ministre de l’Armement de Hitler, Albert Speer : l’instauration, au second semestre 1943, du système
Speer-Betriebe, les « entreprises S », c'est-à-dire l’affectation des entreprises françaises à l’effort de guerre nazi. Dans la mesure où ces sociétés travaillaient pour le
Reich, il n’était plus nécessaire d’expédier en Allemagne des travailleurs qui pouvaient aussi bien, voire mieux faire, en France.
Je cite, à ce titre, un article posté sur ce forum par Francis Deleu :
Citation:
Les entreprises "S" ou plus précisément les Sperr-Betriebe sont une initiative exclusivement allemande imaginée et conçue par Albert Speer. En organisateur pragmatique de l'Economie nazie, Speer avait conclu que :
- la productivité d'un ouvrier français dans un environnement familier était supérieure à la productivité d'un ouvrier français (volontaire ou requis) travaillant en Allemagne;
- le coût salarial : pour attirer les volontaires, le coût horaire était fixé par les Allemands à un montant toujours supérieur à celui proposé en France;
- les frais d'entretien : l'hébergement, la nourriture, etc… des travailleurs français étaient à charge du budget allemand.
- les bombardements : les ouvriers les plus qualifiés étaient occupés dans les usines sensibles, cibles des bombardements alliés. Il fallait préserver cette main-d'œuvre utile à l'effort de guerre.
Bref, Albert Speer pratiquait ce que nous appelons aujourd'hui la délocalisation visant à réduire les frais d'exploitation.
Notons encore que les Sperr-Betriebe ont essaimé dans tous les pays occupés en fonction des besoins en main-d'œuvre disponible dans le cadre défini ci-dessus. Vichy ne bénéficia d'aucun traitement de faveur.
Ce système, en fait, accentue la mainmise nazie sur notre économie. Il comprend près d’un million de travailleurs, qu’il faut donc inclure dans la main d’œuvre fournie à l’Allemagne, quoique demeurant en France.
A mon sens, les quatrième et cinquième « actions Sauckel » peuvent se comprendre, dans ce contexte, moins comme une tentative de réquisitionner des travailleurs supplémentaires que comme un efficace moyen de pression pour accroître la dépendance économique de la France envers l’occupant – et amener les dirigeants de Vichy à s’imaginer qu’ils ont fait une bonne affaire en livrant pieds et poings liés nos industries à l’Allemand. Speer n’aurait, en effet, jamais instauré le système « S » si Hitler n’avait pas avalisé cette idée. En l’occurrence, il apparaît que Sauckel a joué le rôle du « mauvais flic », et Speer celui du « bon flic », accessible à la négociation… et le tout, pour un résultat totalement favorable au
Führer.
Lequel avait donc, sous la main, plus de 600.000 travailleurs hexagonaux expédiés en Allemagne, un million qui lui étaient asservis en France, ainsi que près de 900.000 prisonniers de guerre français mobilisés dans son économie de guerre.
Tel est le vrai bilan des réquisitions de travailleurs par les Allemands, qui ne sont qu’une part d’une stratégie plus vaste d’absorption, par l’Allemagne, de notre produit national brut.
On comprend que Me Isorni ou Me Payen ne s’y attardent guère. On comprend, également, que Michel Boisbouvier, au lieu de faire preuve de rigueur, se limite à les repomper tout en faisant croire qu’il a « travaillé » sérieusement :
http://www.livresdeguerre.net/forum/con ... ndex=50045