François DELPLA

 
Rss Une nouvelle biographie de Pétain




Biographe d’Adolf Hitler, je me surprends souvent à le remercier pour d’égoïstes raisons : ayant déserté ce monde à cinquante-six ans au terme d’un quart de siècle de vie publique (limitée à l’entre-deux guerres et à la Seconde Guerre mondiale), il m’a dispensé de faire le grand écart entre ma spécialité d’historien (la genèse, le déroulement et les retombées de la Seconde Guerre mondiale), et le début ou la fin de la vie de mon héros. Car s’il est relativement facile d’accumuler des matériaux biographiques, c’est une autre affaire de les insérer dans leur époque pour mesurer l’empreinte d’un personnage sur elle, et réciproquement. Ainsi reculé-je devant l’idée de conter la vie de Churchill, connaissant trop mal l’ère victorienne ou la guerre froide,... et à plus forte raison celle de Pétain, né peu après la Seconde République et mort sous la Quatrième !

Bénédicte Vergez-Chaignon relève crânement ce défi. Elle explique qu’on a jusqu’ici parlé de Philippe Pétain par le biais des institutions auxquelles a participé, qu’il s’agisse du haut commandement de l’armée française ou du régime de Vichy : l’homme restait méconnu et c’est cette lacune qu’elle comble, longuement et en détail. Le portrait est avant tout psychologique, et à coup sûr il manquait. Mille pages rassemblent l’essentiel des données accessibles sur l’état d’esprit dans lequel il a vécu les différentes étapes de sa carrière.

Si les mémoires de ses collaborateurs sont bien connus de l’auteure et opportunément exploités, si les ouvrages antérieurs d’Amouroux, Pedroncini, Ferro et bien d’autres sont mis à contribution, elle complète elle-même la moisson par de nombreux documents trouvés aux Archives nationales ou dans d’autres fonds, pour la plupart consultables seulement depuis quelques années. La personne de l’officier vainqueur, puis porté à la tête d’un moignon d’Etat, s’éclaire soudain, et permet de mieux comprendre ses décisions. Bien des débats classiques prennent un coup de vieux. D’autres, qu’on pensait ne jamais pouvoir trancher, sont en voie de l’être.

Lors de l’affaire Dreyfus, par exemple, les biographes antérieurs se contentaient de dire que son opinion était inconnue. Bénédicte Vergez-Chaignon, la première, remarque que le jeune commandant était aux premières loges car il était alors affecté à l’état-major du gouverneur militaire de Paris, et elle met bout à bout quelques bribes qui font sens : Pétain se tenait à l’écart des querelles et des affaires, ne participa pas à la collecte pour le faussaire Henry, eut plus tard de bons rapports avec un dreyfusard notoire, mais gardait un mauvais souvenir du président Loubet (qui avait gracié Dreyfus en 1899). Voilà qui suggère que, sachant à quoi s’en tenir sur l’innocence de Dreyfus et la culpabilité d’Esterhazy, il déplorait les fraudes de l’état-major et, tout autant, la publicité donnée à l’affaire ainsi que son exploitation politicienne.

Un préjugé répandu trouvera ici, espérons-le, son tombeau : l’idée que la lenteur relative de l’avancement de Pétain, colonel et proche de la retraite en 1914, à 58 ans, aurait été due à ses idées hétérodoxes sur le "feu qui tue". L’avancement dépend surtout des relations à cette époque et d’une manière générale, suggère l’auteure, en temps de paix. Pétain est un travailleur qui ne mondanise guère, voilà tout. En revanche, ses cours de tir à l’Ecole de guerre sont suivis par le gratin de l’institution. Ce serait le moment de citer un mot de De Gaulle, suivant lequel le commandant de son régiment d’Arras était "trop ambitieux pour être arriviste".

A ce sujet, Bénédicte Vergez-Chaignon pousse elle-même l’originalité un peu loin, en ne parlant quasiment pas des rapports entre Pétain et de Gaulle, à quelque époque que ce soit. Elle va jusqu’à évoquer (p. 268) une querelle entraînant "la brouille que l’on sait" au sujet du livre La France et son armée, sans en dire davantage et sans même renvoyer à une bibliographie. Plus fâcheusement, la querelle des divisions blindées, qui avait opposé de Gaulle et quelques autres à un establishment militaire où Pétain conservait une grande autorité morale, n’est pas abordée non plus. L’accent est mis au contraire sur le goût jamais démenti du maréchal pour les innovations techniques et tactiques et sur son attention pour l’arme aérienne... sans indiquer suffisamment qu’elle tournait au fétichisme, et à la négation de l’importance des blindés manoeuvrant en masse.

Négligeant bien d’autres points qu’elle estime sans doute trop connus, elle éclaire d’un jour intéressant le rapport de Pétain avec les hommes politiques avant son arrivée au pouvoir. Les jugements de Raymond Poincaré et d’autres personnalités sur son "défaitisme" de 1918 doivent sans doute beaucoup à la méfiance qu’inspiraient à nombre de républicains ses mots d’esprit un peu lourds sur les politiciens et le parlement (p. 122) ; et sans doute aussi à son habitude de laisser prévoir des catastrophes en protestant contre le manque de moyens, pour faire partager aux dirigeants civils la responsabilité d’éventuels échecs. Sa propre manière d’être républicain s’éclaire : il n’est certes pas royaliste mais supporte mal la république radicale, tout en ménageant ses ministres de la Guerre et ses chefs de gouvernement. Ses voeux appellent depuis longtemps une réforme de l’Etat et il fonde dans ce domaine quelques espérances sur le ministère Doumergue (février-octobre 1934), le seul auquel il participe avant 1940. Détestant le Front populaire en général et le parti communiste en particulier, il se rapproche des milieux maurrassiens à partir de 1937, notamment sous l’influence de Raphaël Alibert, et semble mettre alors à l’apprentissage des rudiments de la politique le zèle qu’il a toujours mis à se documenter sur les questions qui l’intéressaient.

Une idée reçue (bien qu’elle ait été tôt combattue par des spécialistes comme Pierre Renouvin) veut que la signature de l’armistice de Rethondes, en novembre 1918, ait été prématurée et Pétain inconsolable qu’on ne l’ait pas laissé lancer une offensive dévastatrice en Lorraine. Guy Pedroncini avait beaucoup développé cette thèse... chez le même éditeur, il y a une vingtaine d’années. Dans un sous-chapitre intitulé "Les larmes de l’armistice", Bénédicte Vergez-Chaignon n’en laisse rien debout. Elle fait remarquer que, puisque les Allemands acceptaient des conditions d’armistice draconiennes qui leur ôtaient toute possibilité de ranimer la guerre, tous les dirigeants français civils et militaires s’étaient réjouis sans mélange de la victoire et de l’arrêt des combats, Pétain le premier : c’est vers la fin des années 1920, et plus précisément après la mort de Foch (1929) qu’il avait raconté à des amis la fable d’une protestation émise devant le commandant en chef allié le 9 novembre en le suppliant, larmes à l’appui, de le laisser plaider auprès de Clemenceau la prolongation du combat. Ce livre montre, outre le caractère tardif de ces révélations, l’opportunisme de Pétain qui a répandu ces bruits à l’occasion de la mort de Foch et de la rédaction de son discours de réception, au fauteuil du défunt, à l’Académie française... dont l’auteure s’est fait ouvrir pour l’occasion les archives. On pourrait prolonger cette analyse en montrant que la thèse d'un armistice prématuré, sauvant habilement les meubles allemands, subit une cure de Jouvence longtemps efficace, dans les années qui suivent la Libération, sous l'impulsion de Jacques Isorni et de Louis-Dominique Girard : la deuxième signature de Rethondes, en juin 1940, aurait été une sorte de revanche et, en se livrant à Hitler pieds et poings liés, on l'aurait considérablement ennuyé...

A tout prendre cependant, ce sont les années 1940-45 qui réservent le moins de surprises historiographiques. Peut-être parce que Bénédicte Vergez-Chaignon les connaît mieux et n’a pas cru utile d’approfondir les analyses de ses maîtres ouvrages sur les vichysto-résistants ou le docteur Ménétrel ? Ma frustration commence avec l’ambassade en Espagne et le traitement, concomitant, de la question du "complot" pour porter Pétain au pouvoir, que l’accusation, lors de son procès, mit en avant pour finalement renoncer à ce grief. Pétain, fidèle à une habitude des années trente, laissait dire qu’il était un recours possible tout en démentant vouloir l’être et cela témoignait de sa vanité plus sûrement que de son ambition. Il conviendrait cependant de poser la question du jeu allemand. Divers services nazis étaient à Madrid comme poissons dans l’eau et il serait bien étonnant qu’ils n’aient pas alerté Hitler sur l’état d’esprit du général vainqueur de 1918, fort peu satisfait du déclenchement d’une nouvelle guerre. L’auteure ne fait que quelques allusions à l’intérêt que lui portait son collègue allemand Stohrer. Elle préfère insister sur le ratage de cette ambassade, censée défendre les intérêts français et ne réussissant même pas à préserver la neutralité espagnole, puisque Franco offre ses services à Berlin, tout comme Mussolini, en juin 1940. Ici au moins Hitler est nommé : c’est lui et non Pétain qui fait en sorte que Franco reste neutre, en déclinant son offre. Encore conviendrait-il d’expliquer pourquoi et la raison principale n’est pas dégagée : le souci de l’Allemagne de ménager l’Angleterre, déjà fort marrie de voir écraser son allié français et à coup sûr très fâchée si on pénétrait de surcroît ses chasses gardées ibériques, tout en menaçant Gibraltar.

La mise en observation de Pétain par des agents allemands pourrait d’ailleurs avoir commencé plus tôt puisqu’il était déjà considéré comme un recours après le "gâchis" du Front populaire, pas seulement par des publicistes marginaux comme Gustave Hervé (sur lequel Bénédicte Vergez-Chaignon apporte des lumières nouvelles en soulignant qu’il ne fut pas pétainiste pendant l’Occupation !). L’importance du quadrillage des milieux influents de Paris par des agents allemands dès le milieu des années trente, souvent réduit à des achats de journalistes ou à des recrutements excentriques, commence à être mieux perçue depuis les travaux de Barbara Lambauer sur Abetz ; ce sillon n’est pas creusé ici. Pourtant, une piste mériterait d’être suivie : celle de Lucien Pemjean (1861-1945), un vieil antisémite survivant de l’affaire Dreyfus et devenu admirateur de Hitler, à la tête du mensuel antimaçonnique Le Grand Occident. Comme par hasard, il écrit dans son numéro d’avril 1939 que la guerre contre l’Allemagne est inévitable (dame, Hitler la veut !) et que pour la mener la France doit être gouvernée par Pétain (p. 302).

Contrairement au travail contemporain de Jean-Paul Cointet sur Hitler et la France, ce livre n’analyse guère la convention d’armistice et ne souligne pas la part personnelle du dictateur allemand dans sa rédaction. Il contient même une erreur de grande portée (p. 382) : la partie allemande aurait accepté de modifier les clauses navales pour permettre aux navires de guerre français de stationner en Méditerranée plutôt que sur l’Atlantique ; or c’est précisément parce qu’il n’en était rien, et que l’article 8 avait été signé en l’état, moyennant une vague promesse d’aménagement ultérieur, que Churchill voulut, et qu’il put, s’en prendre le 3 juillet à l’escadre de Mers el-Kébir.

Par contraste toujours avec le livre de Cointet, Bénédicte Vergez-Chaignon, dans un court chapitre conclusif, épargne totalement les travaux de Paxton, et se contente d’affirmer qu’elle les complète par ses informations sur le rôle personnel du maréchal. La thèse d’un Vichy "autonome" et "mû par des préoccupations idéologiques" trône, inviolée.

En résumé, cet ouvrage tout à fait indispensable précise un grand nombre de points jusqu’ici flous, avec une grande rigueur d’analyse mais sans épuiser son sujet.
 
 
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Ecrit par: François Delpla, Le: 02/10/14


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