Chapitre 7 de Churchill et Hitler (Le Rocher, 2012, à paraître en juin 2013 en collection Tempus)
(La première partie du chapitre, intitulé "Les ruses croisées du printemps 43", porte sur l’opération Mincemeat, par laquelle le MI6 réussit à faire croire aux dirigeants allemands que le débarquement de Sicile ne sera qu’une diversion, le gros des forces alliées étant dirigé vers la Sardaigne et le Péloponnèse.)
Hitler a bel et bien perdu cette manche. Mais dans le domaine de
la deception comme sur les autres fronts il n’attend pas passivement
les entreprises ennemies et il assène en retour un coup des plus efficaces,
dont seul le scepticisme churchillien, une fois de plus, amortit les
nuisances. Une opération abondamment documentée dans les archives
britanniques, mais inaperçue jusqu’ici, s’avère très instructive, et
sur sa stratégie, et sur sa maîtrise encore totale, en 1943, des rouages
gouvernementaux allemands, et sur la naïveté toujours considérable
des Britanniques devant sa ruse favorite, qui consiste à faire apparaître
son régime comme divisé entre des clans mortellement rivaux.
On trouve dans le dictionnaire de l’espionnage publié en 2008 par
l’un des meilleurs spécialistes des services secrets dans cette guerre,
Nigel West [1], la mention suivante :
Harlequin : nom de code donné par le MI5 à un officier de l’Abwehr
ayant fait défection, Wurmann. Capturé en Afrique du Nord en décembre
1942 [2], il se montra tout disposé à coopérer en échange de la promesse de
la citoyenneté britannique.
Richard Wurmann apparaît le 20 janvier 1943 dans le journal
de Guy Liddell qui était, rappelons-le, le dirigeant du MI 5 chargé
du contre-espionnage. La notice, consultable en ligne, des archives
nationales britanniques qui ont « déclassifié » les interrogatoires de
cet Allemand en novembre 2010, indique qu’il a fourni une information
riche et de qualité, révélant notamment qu’en décryptant les
communications radio des armées britanniques les Allemands avaient
pu reconstituer leur ordre de bataille en Afrique du Nord et dans le
Royaume-Uni. Il participa ensuite, sous un faux nom, à des émissions
radiophoniques du Political Warfare Executive.
L’homme est censé, d’après les archives, être un officier de l’Abwehr,
surpris en Afrique du Nord par le débarquement du 8 novembre 1942
et arrêté au bout de quelques semaines. Dès le 20 janvier suivant, on
voit Liddell le considérer comme une recrue de choix, accueillie certes
avec un reste de circonspection, mais dont le MI 5, tout comme le MI
6 (ou Special Intelligence Service), attendent beaucoup :
Nous avons eu aujourd’hui une réunion commune avec le SIS à Londres.
Le cas d’un certain Wurmann, agent de l’Abwehr capturé en Afrique du
Nord, a été évoqué. Il a été convenu que nous allions le loger, le surveiller
et lui laisser une certaine liberté. Nous voyons en lui une source d’information
utile sur l’Abwehr. Avec notre autorisation, il pourra rencontrer
directement certaines personnes.
Le responsable en chef du contre-espionnage de Sa Majesté n’a
pas l’air de se dire que les deux préoccupations principales qu’affiche
le traître proclamé - obtenir la nationalité anglaise et renseigner
l’armée britannique sur le décryptement, par l’Allemagne, de ses
codes, mais en livrant des renseignements périmés ou inutiles [3] - sont
certes des indices de sa sincérité, mais seulement des indices, sans
aucune garantie solide. Or très vite, c’est-à-dire neuf jours après la
première mention de Wurmann dans le journal de Liddell, apparaît le
nom du prince de Hohenlohe. Ce ne sont certainement pas ses interrogateurs
britanniques qui se sont enquis de lui, rien d’autre n’indiquant
dans leurs dossiers à cette date un vif intérêt pour ce personnage.
C’est donc très probablement Wurmann qui n’avait de cesse de
prononcer son nom, pour attirer l’attention sur une certaine conversation
de 1941 avec Samuel Hoare.
Le 29 janvier 1943 voit le dirigeant du MI 5 perplexe devant ses
premières déclarations à ce sujet :
Wurmann nous dit que le prince de Hohenlohe était un agent haut placé
de l’amiral Wilhelm Canaris, utilisé par lui pour des missions politiques
importantes. Au début de la guerre, il a rendu visite à Sam Hoare à
Madrid. Il semblerait que Hoare, anticipant la possibilité d’une invasion
allemande de l’Espagne, ait demandé à Hohenlohe de rester en contact
avec lui. Dans quel but ? Mystère.
Ces révélations initiales sont bien étriquées : la chronologie (« au
début de la guerre ») est floue et l’initiative de Hoare n’aurait concerné
que la situation espagnole, en lieu et place d’un projet de renversement
de Churchill et de rétablissement de la paix, le tout quelques
semaines avant le vol de Hess ! Cependant, Wurmann dévoile progressivement
ses batteries au cours des semaines suivantes... et Liddell,
comme par hasard, cesse de consigner ces informations dans son
journal. Il écrit seulement qu’il charge Duff Cooper (alors de retour
d’une mission en Extrême-Orient et sans emploi défini à Londres)
d’un rapport personnel au premier ministre, en lui déconseillant de
passer par Morton (entrée du 2 avril). Les services secrets britanniques,
suivant leur coutume, donnent bientôt un nom de code à ce
providentiel informateur, peut-être à l’occasion de la transmission au
premier ministre de ces données « hautement sensibles » : à partir du
17 avril, Liddell ne l’appelle plus que « Harlequin ».
Un dossier du premier ministre [4] nous instruit partiellement
du résultat de la démarche de Cooper : dans une lettre du 17 avril,
Churchill lui demande ce qu’il pense du fait que Hoare « était censé
avoir dit au prince de Hohenlohe en février [5] 1941 qu’il pourrait
requérir ses services plus tard dans l’année et l’avoir prié de se disposer à venir à Madrid quand il le lui demanderait ». Cooper répond le
surlendemain :
En premier lieu, ce qui me vient à l’esprit c’est que ce témoignage est de
troisième main, c’est-à-dire que le prince de Hohenlohe peut n’avoir pas
dit la vérité quand il a parlé à Harlequin, et que celui-ci peut n’avoir pas
répété les choses correctement à notre interrogateur.
Tout en gardant cela à l’esprit, la seule chose qu’on peut déduire de
la déclaration présumée, c’est que dans ce moment très sombre de la
guerre Sir Samuel Hoare envisageait que nous puissions être contraints
de présenter une offre de paix dans l’été 1941, auquel cas il pensait que
les services d’un Allemand haut placé, qui était un ami de lord Runciman
et était supposé entretenir de bons rapports avec les Anglais, pourraient
être utiles.
On voit là que Wurmann, qui s’affiche antinazi et qui a offert
ses services à l’Angleterre pour hâter la chute de Hitler, s’affaire au
contraire avec une grande efficacité, peu après son arrivée, à semer
la zizanie dans ses instances dirigeantes. Il attache un grelot au nom
de Hoare et fait peu à peu apparaître cet homme politique comme
un adversaire résolu de Churchill, qui cherche depuis longtemps à
le renverser en recrutant d’avance ses propres ministres. Il faudrait
savoir si cet Arlequin sert deux maîtres ou un seul, et lequel. Mais
le plus drôle, rétrospectivement, est qu’il ne va pas tarder à trouver
sa Colombine ! Et ce par les soins mêmes des officiers anglais qui
attribuent des noms codés... et croient railler, par ce rapprochement,
un ennemi en débandade que ses officiers quittent l’un après l’autre,
alors que cet ennemi reste cohérent et a fait lui-même ce rapprochement,
en lançant successivement deux manoeuvres complémentaires.
L’officier SS que les Anglais vont surnommer Colombine ou
Columbine s’appelle Hans Zech-Nenntwich. Il leur arrive par la
Suède, d’où un diplomate anglais adresse à Londres les informations
suivantes, résumées le 24 mai 1943 dans un document adressé à Dick
White, un cadre important (et un futur directeur) du MI 5 [6] : ce jeune
homme, né le 10 juillet 1916 en Prusse-Orientale, est arrivé en Suède
le 10 mai au sein d’une troupe en transit vers la Norvège, a déserté
en se faisant hospitaliser à Stockholm et demande à pouvoir venir
en Angleterre. Il dit avoir servi auprès de Himmler comme aide de
camp pendant trois mois, et avoir été arrêté par la Gestapo à Varsovie
en février en raison de liens coupables avec la résistance polonaise.
Il déclare posséder des informations sur le massacre de Katyn, qu’il
attribue à cette même Gestapo [7]
Dès ce premier document d’un dossier occupant trois grosses chemises
dans les archives de Kew [8]., il apparaît que la partie anglaise se
convainc rapidement de la sincérité de l’homme et de l’intérêt de sa
venue en Angleterre, qui est immédiatement agréée. À son arrivée on
lui épargne les fameux contrôles de Patriotic School, qui pour d’autres
ont duré des mois, le temps de vérifier leurs dires dans les pays les
plus divers. Il a en effet produit deux arguments propres à appâter
les responsables les plus élevés des services de renseignement : le fait
qu’il ait côtoyé de près Himmler ; les révélations qu’il aurait à faire sur
Katyn et qui, si elles se vérifient, pourraient aider à détendre les relations
entre Polonais et Soviétiques ; mais de toute manière, vraies ou
fausses, elles corroborent l’idée que ce déserteur est à couteaux tirés
avec Himmler et absolument réfractaire à la propagande de Goebbels
qui, en cette période, fait ses choux gras du « massacre juif de Katyn »,
en l’attribuant bien entendu (et à juste titre) aux Soviétiques.
Le journal de Liddell le mentionne pour la première fois le 9 août
1943 :
(...) un officier allemand de la division Totenkopf des Waffen-SS. Cet
homme a eu des ennuis en Pologne, à la suite desquels il a été muté sur
un autre front. Il est tombé malade ou a simulé la maladie, et a déserté. Il
a contacté le consul anglais à Stockholm, déclarant que s’il était autorisé
à venir en Angleterre il était tout disposé à y être interné. On est en train
de l’installer dans une maison de TA Robertson et son premier interrogateur
sera Melland. Il a servi sur le front russe et a été décoré pour son
courage à Toropetz. On dit qu’il a servi un temps Himmler comme aide
de camp.
Dès le surlendemain, ses commentaires sur les premiers interrogatoires
menés par Melland montrent à quelle allure sa méfiance
l’abandonne :
Zech-Nenntwich a eu une carrière extraordinaire. Son père était un
policier d’opinions démocratiques. Lui-même était policier, et c’est
par ce biais qu’il s’est retrouvé dans les Waffen-SS. Il a reçu plusieurs
blessures sur le front russe. Il a à peu près 26-27 ans. Dégoûté par les
atrocités nazies, dont il fait un tableau vraiment épouvantable, il s’est
affilié à ce qu’il décrit comme un mouvement assez développé parmi
les SS, opposé aux nazis et bien vu de l’armée. L’idée de ce groupe est
de renverser Hitler et les nazis pour poursuivre la guerre sur le front
russe, en laissant les Anglais et les Américains venir en Allemagne. Son
groupe a même établi des contacts avec certains mouvements de résistance
polonais, et ce sont ces contacts qui lui ont valu d’être arrêté par les
nazis. Ses amis l’ont sorti de prison en falsifiant des papiers et l’ont fait
passer au Danemark. De là il a réussi à passer en Suède et finalement en
Angleterre. Il désire, si possible, aller et venir librement dans ce pays et
offre ses services pour essayer de nous aider à tirer profit de la fraction
pro-Wehrmacht du mouvement SS.
Comme dans le cas de Wurmann, les déclarations de Zech-
Nenntwich donnent efficacement le change, sans que le chef du
contre-espionnage se demande un instant si elles ne sont pas précisément
faites pour cela. Il déguste comme pain bénit la justification de
son engagement chez les SS par des atavismes, et des hasards professionnels,
exclusifs de toute adhésion à l’idéologie nazie, sans s’attarder
au fait que, s’il a vingt-six ou vingt-sept ans, il en avait seize ou
dix-sept en 1933 et était une proie toute désignée pour les jeunesses
hitlériennes, puis le SD. Liddell avale tout aussi docilement que Zech
n’avait dû ses promotions qu’à sa bravoure dans les combats, et n’a
pas l’air de se demander en quoi cela l’aurait qualifié pour devenir
secrétaire de Himmler. Dès lors, Colombine (ainsi nommé à partir
d’août 1943) est accueilli comme le Messie ; le dictionnaire de Nigel
West, en 2008, n’est d’ailleurs pas plus dubitatif à son égard qu’à
celui de Harlequin-Wurmann :
Columbine. Nom de code MI 5 d’un déserteur allemand, officier SS qui
s’était échappé vers Stockholm et se révéla un interrogateur utile à son
arrivée en Angleterre.
Interrogateur ? Le substantif surprend : certes on a fait rapidement
confiance à Zech-Nenntwich, mais pas au point de lui confier d’emblée des interrogatoires de prisonniers ! On l’a d’abord interrogé
longuement lui-même, moins, beaucoup moins, parce qu’on le
suspectait et voulait recouper ses dires, que parce qu’on buvait ses
paroles comme une information de première main sur les contradictions
internes du régime nazi. Pour mesurer l’inconscience qui présidait
à une telle attitude, un aperçu de la destinée d’après-guerre
du personnage suffira : les Anglais l’ont amené dans leur zone d’occupation
en Allemagne, où il a été rapidement (dès 1947) repéré et
dénoncé, notamment par certains journaux anglais, comme le type
même du SS non repenti qui avait trouvé à se recycler confortablement
dans son pays. Après avoir (toujours d’après les cartons d’archives
cités) tenté de le défendre en le disant victime d’une « vendetta »,
le MI 5 l’a brusquement et définitivement abandonné à son sort, au
bout de quelques mois. Il a fini par être jugé en RFA au début des
années 60 pour sa participation à des massacres de Juifs en Pologne [9],
et par passer quatre ans en prison, trouvant d’ailleurs une dernière
fois le moyen de faire parler de lui par une évasion, suivie d’un retour
volontaire et piteux au bercail. Il va sans dire qu’il avait dissimulé à
ses interrogateurs de 1943 ses activités criminelles, et n’avait point
été poussé dans ses retranchements à ce sujet, malgré des mises en
garde insistantes des services de renseignement polonais.
Même s’il échoue dans ses objectifs essentiels, ce jeu d’agents
éclaire à merveille la stratégie de Hitler tout autant que sa folie. On
peut en effet exclure que Himmler, par l’envoi de ces deux subordonnés
très précisément missionnés, le trahisse à une date aussi précoce
que la fin de 1942 ou le début de 1943, en faisant dire aux Anglais du
mal de lui et de son régime. Et si, sur une matière aussi vitale, il n’est
pas trahi, Hitler est nécessairement informé et, non moins nécessairement,
donneur d’ordre. Du reste, la manoeuvre s’inscrit fort bien
dans la longue suite de ses efforts pour paraître écartelé entre des
clans rivaux. Elle comporte aussi un aspect neuf. Colombine est clairement
chargé de mettre aux Anglais un marché en main : s’ils acceptent
de renoncer à leur alliance avec l’URSS, Hitler est prêt à aller très
loin dans les concessions, jusqu’à sa propre disparition, soit politique,
soit même physique. C’est déjà son suicide (camouflé ici en un projet
d’assassinat par des SS dissidents) qui s’esquisse car, comme nous
le verrons, il aura bien, le 30 avril 1945, le sens d’un ultime effort
pour permettre à Himmler et à Göring de négocier un compromis
antisoviétique avec les Alliés occidentaux [10]. Et si Churchill n’attend
rien des Allemands, Hitler n’attend rien de Churchill : il semble que
la mission principale de Harlequin-Wurmann soit de réactiver le souvenir
de la conversation entre Hoare et Hohenlohe, afin de réveiller
le premier nommé et de l’inciter à passer enfin à l’action, pour parer
à la menace d’une domination soviétique sur tout le continent, que
l’entêtement irresponsable de Churchill est censé devoir inexorablement
provoquer.
Ainsi Hitler, dans le temps même où il tombe dans le piège de
Mincemeat, en tend un autre, des plus redoutables. Si les Anglais lui
envoient un faux cadavre d’officier parfaitement imité, lui-même leur
« révèle » au même moment un chef de conspiration imaginaire totalement
crédible et, en tout cas, totalement cru, portant de surcroît
un nom teinté d’un humour dangereusement transparent, pour peu
qu’ils aient été sur leurs gardes : le « colonel von Paris »... qui restera
dépourvu de prénom. Colombine se dit en effet membre d’un « mouvement
» de jeunes officiers qui débordent d’énergie et d’impatience,
mais ne pourront passer à l’action que lorsqu’ils auront décidé un
certain nombre d’aînés, dont le plus prometteur s’appellerait von
Paris. Non seulement ce nom a tout l’air d’un décalque canularesque
de celui du chef des Français libres, mais Colombine fait indirectement
l’éloge du général de Gaulle, en cours d’installation à Alger,
tout en rappelant les Anglais au bon souvenir de Rudolf Hess : il est
« le de Gaulle allemand », puisqu’il est venu en Grande-Bretagne par
la voie des airs sceller une alliance en dépit de la politique officielle de
son pays ! Et Colombine pousse même l’audace, lors d’un interrogatoire
du 14 ou du 22 août [11]
, jusqu’à souhaiter le rencontrer :
La source [Colombine] souligne le besoin urgent d’un de Gaulle allemand
et tient beaucoup à prendre contact avec Hess en qui il voit un possible chef des Allemands libres. Il a aussi mentionné l’existence d’un groupe
Hess en Allemagne [souligné dans l’original], mais il en sait peu de chose.
Le successeur de Hess, Bormann, pourrait, pense-t-il, être remplacé par
Himmler, en qui il voit la personne la plus puissante en Allemagne après
Hitler. Mais il insiste sur la difficulté de savoir exactement ce qui se passe
dans les milieux dirigeants.
(...) Le problème d’une action coordonnée dans les milieux de l’armée
et du choix d’un chef sont aigus : et il pense qu’un changement de ton
dans les émissions de radio pourrait affermir le sentiment antinazi dans
l’armée. Lui-même serait entièrement prêt, malgré son grade peu élevé, à
parler de la question avec des prisonniers de guerre dans ce pays, parmi
lesquels, à défaut de Hess, un chef des Allemands libres pourrait se
dégager (avec notre approbation bien sûr). À cet égard, la mention, par
moi, du général von Thoma [12] ne soulève pas beaucoup d’enthousiasme.
Dame ! Notre SS de 27 ans veut bien concéder aux Anglais qu’ils
auront leur mot à dire dans le choix d’un « chef des Allemands libres »
mais c’est là une concession de pure forme, dont ils ne sont pas
censés abuser ! Ce n’est pas parce qu’ils détiennent l’oiseau rare que
Colombine dit rechercher désespérément, un militaire passionné par
son métier, peu politisé et anglophile, qui avait accepté le soir même
de sa capture une invitation à la table de Montgomery [13], que le visiteur
va sauter de joie. C’est alors au contraire, après avoir répété que
le point faible de la conspiration antihitlérienne était l’absence d’un
chef énergique et, plus précisément, « d’un de Gaulle allemand », qu’il
sort de sa manche le « colonel von Paris ». Ce gradé « distingué et grisonnant
» est, dit-il, le plus intéressant des officiers supérieurs non
encore décidés à agir dont il avait parlé. Ce n’est pas un nazi mais
un membre de la Reichswehr (sic) [14]et il a, tout comme Colombine,
été versé dans la Waffen SS pour des raisons strictement professionnelles
: en tant que spécialiste renommé de tactique militaire, il a été
affecté à des écoles d’officiers SS, ce qui lui a permis d’avoir une
grande influence sur leurs promotions et de favoriser systématiquement
les plus antinazis !
Le nom choisi est une plaque tournante : outre le fait d’évoquer
de Gaulle et d’en appeler à une sainte alliance occidentale contre les
Slaves et les judéo-bolcheviques, ce gentilhomme « de Paris » suggère
que la capitale française serait un bon endroit pour nouer des contacts
discrets. Sans doute, les Anglais vont se ruer sur les annuaires militaires
allemands d’avant-guerre et auront quelque peine à y trouver
ce nom, mais Colombine pourra toujours leur dire que ce n’est peutêtre
pas son vrai nom... En attendant, la machination est éloquente :
on appâte l’ennemi au moyen d’un traître fictif et, s’il est intéressé,
il devra bien se résoudre à traiter avec des gens réels. Au bout du
compte, la piste mène à Himmler en personne... sans exclure totalement
Hitler. Plusieurs scénarios sont en effet censés être débattus par
les conspirateurs ; ils vont de l’élimination complète de la direction
nazie après le meurtre de son chef jusqu’à un replâtrage, le Führer
étant cantonné dans un rôle honorifique et Himmler prenant la tête
d’un gouvernement pro-occidental et antisoviétique.
Ainsi les services secrets britanniques, dont c’est le métier même
de protéger leur pays contre de telles infiltrations, sont totalement
mystifiés. Cependant, à scruter les archives britanniques aussi bien
que leurs silences, la confiance placée par le MI 5 et le MI 6 dans
Zech-Nenntwich et dans Wurmann semble n’avoir eu d’égale que la
méfiance, ou du moins l’inappétence, de leur premier ministre. Les
cotes Prem 3 et 4 ne comportent, semble-t-il, rien sur Colombine ;
quant au nom de Harlequin, je ne l’ai pour l’instant rencontré qu’à
propos de la conversation Hoare-Hohenlohe de 1941 et de la commission
confiée à ce sujet par Liddell à Duff Cooper, d’en parler seul
à seul avec Churchill (cf. supra, p. 454). Si on considère, par exemple,
l’empressement de ce dernier à lire les informations en provenance
de l’ennemi que contiennent les messages « Ultra », on ne peut qu’être
frappé par cette indifférence, et soupçonner qu’il se méfie du cadeau
’Harlequin-Colombine’ à la façon de Laocoon devant le cheval de
Troie : « Timeo Danaos et dona ferentes » [15] ! D’une façon générale, il
n’attend rien des Allemands tant qu’ils n’ont pas renversé leur Führer,
et ne compte même pas là-dessus, témoin sa stupéfaction, le 20 juillet
suivant, devant l’attentat de Stauffenberg (cf. infra, p. 480).
On se prend à se demander si, au cas où la mort aurait fauché
Winston Churchill à la mi-décembre 1943 comme lord Moran assure
qu’elle a failli le faire (cf. infra, p. 481), Anthony Eden, qui aurait
selon toute vraisemblance pris sa succession, aurait montré le même
scepticisme et ne se serait pas laissé aller à des sondages vers ces SS
dissidents dont Colombine avait esquissé un organigramme prometteur.
Staline, obligeamment informé par les Allemands, en aurait
vite pris ombrage et la Grande Alliance aurait pu voler en éclats au
début de 1944. Dans ce cas, le débarquement de Normandie se
serait mué en de paisibles déchargements dans le port du Havre et
quelques autres, comme pendant la drôle de guerre, au nom d’une
sainte alliance occidentale contre la marée rouge. Mais il est temps
de montrer comment Churchill, avant et après sa pneumonie quasifatale,
s’attachait à consolider, en vue du dernier acte, les liens entre
l’Est et l’Ouest.