Saviez-vous qu’un survol des points les plus importants du journal de Guy Liddell, déclassifié en novembre 2002, était disponible en ligne ici
http://www.nationalarchives.gov.uk/docu ... ov2002.pdf ?
Cet officier britannique avait accédé peu avant la guerre à la direction de la branche B du MI 5, chargée de la lutte contre les espions sur le sol britannique. Son journal, dicté le soir à une secrétaire, était à son seul usage : il est donc particulièrement fiable, du moins en ce qui concerne ses entreprises. Il donne aussi des informations incontestables sur les renseignements, vrais ou faux, qui parvenaient sur son bureau. Or il n’est pas question de l’affaire Muselier avant le 27 décembre 1940 : « Dec 27 - letter said Muselier had warned Vichy about the Dakar project ».
Voilà donc le point de départ de toute l’affaire. Une lettre de dénonciation est parvenue au MI 5. Nous savons par le journal de Colville (1ère édition : 1985) que Desmond Morton est venu en parler à Churchill le 1er janvier et que celui-ci a ordonné l’arrestation de l’amiral pour le soir même. Quand à Cadogan, le premier sous-secrétaire du Foreign Office, dont le journal, publié dès 1971, est une source d’inspiration majeure pour les ouvrages parus après cette date, il écrit le même jour qu’il a eu « de nouvelles preuves contre Muselier », ce qui donne à penser que l’information s’est propagée déjà un peu auparavant dans les milieux dirigeants, sans que Churchill en ait été nécessairement informé. Et que les révélations ont été faites au moins en deux temps : le 27 il n’est question que de Dakar, et ensuite des obstacles mis par Muselier au recrutement de la France libre moyennant finances, ainsi que de son projet de livrer le
Surcouf.
Cadogan dit aussi (le seul auteur à le citer longuement est Kersaudy,
De Gaulle et Churchill, éd. 2001, p. 123) que Winston voudrait pendre l’amiral sur-le-champ, que le Foreign Office –soit Eden et lui-même, Cadogan- a vainement essayé d’obtenir qu’on mette de Gaulle au courant avant de l’arrêter, Cadogan finissant par donner son feu vert à Churchill, via Eden, « sous condition qu’il comprenne ce qui est en jeu ». Eden et Cadogan reçoivent alors de Gaulle le 2 à 12h 30, et il « affecte d’être sceptique ». Les mêmes se revoient le lendemain matin (3 janvier) et de Gaulle se lance dans une « défense passionnée, mais dépourvue de données documentaires, de Muselier ».
C’est ici que nous retrouvons Liddell :
3 January Saw de Gaulle re. Muselier case documents - he said they were forged by either British Intelligence or…. Very conceited man. (Vu de Gaulle au sujet des documents sur l’affaire Muselier. Il dit qu’ils ont été fabriqués soit par les services britanniques de renseignement, soit… Un homme très vaniteux).
Voilà qui permet d’écarter sans ménagement la version de l’amiral et de son petit-fils : de Gaulle a manifesté immédiatement son scepticisme… même s’il a réservé à au chef du renseignement, qui l’a mal prise, l’accusation d’avoir confectionné des faux, et l’a épargnée à Eden. Lavé du soupçon d’avoir douté de l’amiral devant les Britanniques, il l’est plus encore de celui d’avoir lui-même tramé l’affaire (auquel cas il s’exposerait, en accusant ses hôtes, à un retour de bâton des plus sévères). Il est donc clair désormais que Meffre (dit Howard) et son acolyte Collin, bientôt condamnés à des peines de prison par la justice britannique, ont agi sans incitation ni gaulliste, ni anglaise : il s’agissait sans doute d’une de ces luttes de clans internes à la France libre qui, de l’aveu même du Général, s’étaient développées en son automnale absence, et qu’il s’efforçait alors de calmer.
Ce qui reste moins clair, ce sont les motivations de Churchill. Si on admet qu’il n’en a pas eu vent dans les jours précédents, c’est dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier qu’il apprend la « trahison » de Muselier… soit précisément pendant le voyage des prisonniers politiques français entre Pellevoisin et Aubenas (cf.
http://www.delpla.org/forum/viewtopic.php?t=160 ). Or il a écrit le 31 décembre à Pétain une lettre l’engageant vivement à reprendre la lutte et lui promettant, dans ce cas, l’envoi en Afrique du Nord d’un corps expéditionnaire anglais d’au moins 6 divisions : c’est là la seule partie de tout cet iceberg qui émerge dans ses mémoires (éd. française, t. 4, p. 326). Le temps presse, écrit-il, et, jouant sur l’habitude allemande du Blitzkrieg, il prédit que l’occasion pourrait être bientôt perdue au cas où Hitler, entraînant Franco dans la lutte, priverait tout à la fois ses ennemis de Gibraltar et du Maroc.
Dans ces 12 volumes, le nom de Muselier n’apparaît qu’une fois : à propos de l’expédition, juste un an plus tard, de Saint-Pierre-et-Miquelon ! Or son arrestation précipitée, sur la base de renseignements pour le moins branlants, en dit long sur l’impatience de Churchill de déclencher, enfin, des hostilités sérieuses, contre l’Allemagne et non plus la seule Italie, en Méditerranée (cf. notre dicussion sur Mers el-Kébir :
http://www.delpla.org/forum/viewforum.php?f=28 ). Elle est la meilleure entrée en matière possible pour un ralliement de Vichy : la démonstration que Londres considère, tout compte fait, la France libre comme guère moins collaboratrice ! N’est-il pas temps de dépasser ces querelles, et de rassembler au Maghreb ceux qui veulent se battre ?
Il y a d'ailleurs un passage qui corrobore une telle analyse... dans le livre de Muselier
himself !
Le 4 janvier, il reçoit dans sa prison la visite de l'amiral Dickens, qui assure la liaison entre la flotte anglaise et les maigres marines alliées.
"Au cours de notre conversation, j'avais fait le tour des personnes à qui ma détention pouvait profiter. J'avais d'abord songé au général de Gaulle; Dickens m'en avait dissuadé; puis à Darlan; comme le jour même de mon arrestation j'avais lu dans la presse que des négociations étaient ouvertes entre le gouvernement britanique et Darlan, j'avais eu la pensée que ma détention était peut-être une des conditions mises par Darlan pour reprendre la collaboration des deux flottes. Et cette pensée m'avait soutenu, car l'estimais que mon sacrifice personnel était peu de chose pour un semblable résultat." (
De Gaulle contre le gaullisme, p. 140)
On voit que l'esprit de Muselier n'est pas loin des pensées que son arrestation incite à prêter à Churchill !