Le Forum de François Delpla

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MessagePosté: Jeu Fév 26, 2009 1:39 am 
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Savez-vous que la plus haute juridiction administrative peut se permettre, à sa guise, de modifier le sens d’une loi ? Je l’ignorais, mais il semble que cela soit possible. La preuve.

En déclarant, de façon solennelle, le 16 février 2009, l’Etat responsable des crimes commis par l’administration française sous Vichy, le Conseil d’Etat vient d’un seul coup d’abroger – ou plus précisément de vider de sa substance - le contenu de l’Ordonnance du 9 août 1944 rétablissant la légalité républicaine sur le territoire français. Certes, il ne s’agit pas de revenir sur l’abrogation de la législation antisémite (déclarée rétroactivement nulle et de nul effet), mais cette ordonnance disait deux choses très importantes que le Conseil d’Etat juge désormais caduques :
(1) la République a continué d’exister sans solution de continuité de 1940 à 1944 (article 1 de l’ordonnance : «La forme du gouvernement de la France est et demeure la République. En droit celle-ci n'a pas cessé d'exister»). Elle s’est donc incarnée dans la France Libre, puis à partir de 1943 dans le Comité Français de Libération Nationale (CFLN), et enfin dans le Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF). Une telle déclaration n’était pas de pure circonstance : qui osera prétendre, en lisant le manifeste de Brazzaville du 27 octobre 1940, que la République ne continuait pas d’exister, et qu’elle ne poursuivait pas le combat ?
(2) le gouvernement de Vichy n’était pas un Etat, mais une « autorité de fait », expression consacrée, utilisée par la suite dans tous les documents officiels, qui lui déniait toute existence juridique.

Les choses furent en fait un peu plus compliquées : les actes de la législation d’exception de Vichy devaient être « expressément » annulés, tandis que le reste - les actes non répréhensibles – étaient réintroduits de fait dans le corps juridique de la République. Il n’était pas absolument obligatoire qu’il en fut ainsi : après tout, on aurait pu tout annuler et tout refaire, quitte à remettre dans le même état juridique. Mais on avait autre chose à faire à l’époque : le pays était en guerre, le territoire n’était pas encore libéré, on n’allait pas se compliquer la vie parce qu’un brave instituteur avait continué de prendre ses grades et ses échelons entre 1940 et 1944 (1).

Une des conséquences de ce dispositif était que les victimes des persécutions antisémites (les actes « expressément » annulés) ne pouvaient pas se retourner contre l’Etat pour obtenir réparation. C’est au nom de la solidarité nationale, et non en raison de la responsabilité pour faute de l’Etat, que des lois de réparation furent votées par le Parlement.

L’ensemble de ce dispositif fut imaginé par René Cassin, qui fut le rédacteur de l’Ordonnance de 1944 et qui fut chargé d’en appliquer la jurisprudence en tant que Vice Président du Conseil d’Etat. Dès 1946, l’arrêt Ganascia déboute un particulier demandant réparation auprès de l’Etat pour mauvais traitement de la part de l’administration sous Vichy.

Bien entendu, ce dispositif avait une signification politique : l’affirmation de la légitimité gaulliste par la définition de la continuité de l’Etat. Mais il avait aussi une dimension morale : en raison de la gravité des faits incriminés, il fallait trouver les coupables. Il n’y aurait pas de responsabilité collective, et il n’y aurait pas de mise en cause de la responsabilité pour faute des personnes morales : le peloton d’exécution plutôt que la faute de service. Ce fut l’épuration, dont tous les travaux historiques disent maintenant qu’elle fut d’une ampleur considérable : 2212 condamnations à mort officielles effectivement exécutées, environ 30000 sanctions et rétrogradations professionnelles chez les magistrats, fonctionnaires et militaires (voir à ce sujet l’ouvrage récent de Jean Paul Cointet : « Expier Vichy » - Perrin 2008). Oui, l’administration française était « mouillée jusqu’au coup » : les coupables furent châtiés, sauf inévitablement un certain nombre de petits malins, souvent assez haut placés (comme Papon), qui s’en sortirent pas trop mal. Mais le fait est là : la justice est passée, et elle fut terrible.

En résumé, il y avait des coupables, mais pas de responsabilité collective ; il y avait une responsabilité française dans la déportation, mais pas de responsabilité de la France en tant que telle. Et encore moins du peuple français. La reconnaissance officielle des crimes de Vichy vint plus tard : ce fut fait par François Mitterrand dans son inscription sur le monument du Vel d’Hiv inauguré le 17 juillet 1994 :"La République française, en hommage aux victimes des persécutions racistes et antisémites et des crimes contre l’humanité commis sous l’autorité de fait dite "Gouvernement de l’Etat français" (1940-44). N’oublions jamais”.Tout était dit, officiellement et de la façon la plus incontestable qui soit.

Ce qu’on a appelé la « jurisprudence Cassin » s’est donc appliquée pendant plus de 50 ans, sans difficulté particulière. Jusqu’au jour fatidique du discours du 16 juillet 1995. « Ce jour là, la France accomplissait l’irréparable » dit Jacques Chirac qui ajoute : « il y a une faute collective » (mais il dit plus loin dans son discours que « la France n’a jamais été à Vichy ». Comprenne qui pourra...). Il parle aussi des fautes « commises par l’Etat ». Sa langue a-t-elle fourché ? Quelques lignes auparavant il parlait de « l’Etat français », expression généralement utilisée pour désigner, de façon étroite, le gouvernement de Vichy. Peu importent les approximations et les incohérences : les mots étaient prononcés, les tabous levés. Ce fut un triomphe : enfin on osait dire la vérité sur l’ignominie de la France et des Français au cours de ces années noires. Contre toute vérité historique, mais ce n’est pas grave (2). Ce fut un raz de marée d’enthousiasme et d’approbation. Serge Klarsfeld bomba le torse : de façon comminatoire, il somma Jospin, alors chef de l’opposition, de dire publiquement si oui ou non il approuvait la déclaration de Chirac. Jospin, probablement estomaqué par le discours de Chirac, ne répondit pas. Mais plus tard, devenu Premier Ministre, il dut rendre les armes, lui aussi. On ne peut rien contre la pensée unique, contre le penser historiquement correct. Et puis, ce fut la consécration juridique avec l’arrêt du Conseil d’Etat du 12 avril 2002, qui reconnait qu’une partie de la condamnation pénale de Maurice Papon relève de la faute de service, et non pas de la faute personnelle.

Pauvre peuple français. C’est à se demander si De Gaulle a existé, et s’il y a eu des résistants. Car être rebelle comme De Gaulle (condamné à mort par Vichy), ou être résistant, n’était ce pas justement dire, et démontrer par l’action, que Vichy n’était pas « l’Etat », qu'il n'était pas porteur de la souveraineté nationale ? Et tant pis aussi pour les quelque 250 000 Français qui sont morts les armes à la main dans le combat contre le nazisme : soldats de 39-40, Français libres, résistants massacrés, résistants déportés qui ne revinrent pas, soldats des armées de la libération, FFI. Ceux là, ils auraient mieux fait de rester chez eux et attendre que ça se passe. Soit dit en passant, on se demande comment s’y prennent les professeurs dans nos collèges et lycées pour faire comprendre à nos enfants l’histoire qu’on raconte de nos jours. Grâce au Conseil d’Etat, on lira bientôt dans certaines copies du baccalauréat que les résistants étaient des terroristes et des assassins, et De Gaulle un général félon qui prit le pouvoir en 1944 après avoir débarqué dans les valises des armées anglo-américaines.

Pauvre peuple, qui n’en finit pas d’expier sa faute originelle : avoir déclaré la guerre à l’Allemagne nazie le 3 septembre 1939, et avoir été vaincu militairement. Faute inexpiable, jugée en son temps par le tribunal de Riom, dont le peuple français devra, jusqu’à la fin des temps, porter la responsabilité devant l’Histoire. Entre les accusateurs de Vichy en 1941, et les professionnels modernes de la repentance, il y a une troublante continuité. La culpabilisation du peuple français est décidément un sport national, fort prisé par nos élites. Pétain et ses acolytes faisaient ça très bien dans les années 40. Mais au tournant du siècle, on sait encore y faire. On n’a pas perdu la main.

Mais soyons positifs, et supposons que la décision du Conseil d’Etat soit pavée de bonnes intentions : il s’agit en fait de prodiguer le bien et le réconfort. Bref, de permettre aux victimes (ou du moins leurs héritiers), même 65 ans plus tard, d’obtenir réparation. En principe, ça sert à ça, la « faute de service », en droit administratif : réparer un dommage subi. Eh bien pas du tout, les victimes peuvent aller se rhabiller. Car l’indemnisation a déjà eu lieu, nous dit le Conseil d’Etat, à juste titre d’ailleurs. A la Libération, et dans les années qui ont suivi, on a reconnu le droit à réparation des victimes. L'Etat - c'est à dire la République - ne s’est pas considéré responsable des fautes de Vichy, mais il a indemnisé les victimes au nom de la solidarité nationale. Aussi bien et complètement qu’il était possible nous disent la plupart de ceux qui se sont penchés sur la question (3). Le dispositif mis en place par René Cassin a donc bien fonctionné.

Dès lors, à quoi donc sert l’affirmation solennelle, 60 ans plus tard, de cette responsabilité de l’Etat ? Tout simplement à désigner un coupable dans la déportation des Juifs : la nation française, le peuple français. « Usual suspect ». Tant pis pour les Français, même si force est de constater que beaucoup d’entre eux trouvent formidable qu’on les rende responsables d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Et quel crime : complicité de crime contre l’humanité ! Et parmi les Français, tant pis surtout pour les Juifs : à leur douleur inconsolable en tant que Juifs, il faut aussi qu’ils ajoutent la honte d’être français. Double peine pour les Juifs.
Ah oui, j’exagère quand même un peu. J’oubliais un petit détail. La mise en cause de la responsabilité pour faute de l’Etat a tout de même servi à quelque chose de tangible : elle a permis à Maurice Papon, serviteur zélé de Vichy, d’obtenir une diminution de la charge pécuniaire de sa condamnation pénale. A ce jour, c’est le seul bénéficiaire du révisionnisme historique du Conseil d’Etat. C’était en 2002, dans un arrêt circonstanciel. Aujourd’hui, le Conseil d’Etat confirme, de façon solennelle, le sens de cet arrêt.

Ouf ! Il était temps. Cela faisait longtemps que le Conseil d’Etat, lourdement compromis sous l’Occupation, ruminait sa revanche. On peut enfin en finir, une bonne fois pour toute, avec De Gaulle et la Résistance, relégués au rang d’épiphénomène, et d’épopée sublime, pour laisser la place, au fil du temps, à la sombre réalité française. Celle d’un peuple fondamentalement, intellectuellement, moralement, organiquement pétainiste, et potentiellement criminel. Vingt ans plus tard, c’est le triomphe de « l’Idéologie française », le fameux livre de Bernard Henri Levy. Le régime de Vichy n’est pas le produit de la défaite en 1940, il est dans nos gènes.

René Fiévet
Washington DC

(1) Extrait de l’exposé des motifs de l’ordonnance du 9 août 1944: “Aussi bien des textes législatifs ou réglementaires sont intervenus (sous le Gouvernement de Vichy – ndr) qui n'eussent pas été désavoués par le régime républicain et des actes administratifs individuels ont été pris qui n'ont été inspirés que par l'intérêt bien compris de la bonne marche des services. Annuler ces textes et actes administratifs pour y substituer dans chaque cas des textes et actes administratifs nouveaux nécessairement identiques conduirait, en multipliant l'effort nécessaire pour assurer la reprise de la vie publique, à apporter dans celle-ci une confusion extrême et de longue durée. D'où la nécessité de décider que la nullité doit être expressément constatée.”

(2) Ce sont les Allemands qui ont décidé et imposé la rafle des Juifs. D'ailleurs tous les historiens s’accordent sur ce point : le drame du Vel d’Hiv n’est pas lié à l’antisémitisme d’Etat de Vichy, qui était un antisémitisme de discrimination et d’exclusion de la communauté nationale, mais n’avait aucune visée déportatrice et exterminatrice. Il est lié à la politique de collaboration. Plus exactement, le gouvernement collaborateur, voyant qu’il ne pouvait éviter la rafle, a décidé de faire le travail lui-même pour éviter que les Allemands ne s’immiscent dans les affaires de police françaises. « Une poignée de misérables », a dit De Gaulle pour désigner ces Français qui, effectivement, accomplirent l’irréparable.

(3) Voir à ce sujet le rapport de la Mission Interministérielle d’Etude sur l’Indemnisation des Victimes de la Déportation (13 janvier 2000). Celui-ci parle de 42 mesures, intégrées dans le code des pensions, portant sur les droits ouverts aux déportés, aux internés ou à leurs ayant cause.[size=12][/size]


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MessagePosté: Dim Mar 08, 2009 12:24 pm 
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Inscription: Dim Juil 02, 2006 11:41 pm
Messages: 800
Bien entendu, tout ceci est lamentable.

Il n'en demeure pas moins que Vichy n'était pas la République, pas plus que la France.

Il en résulte que cet arrêt du Conseil d'Etat est nul et non avenu. Au besoin, le législateur -une fois revenu le bon sens- y mettra bon ordre.

_________________
"L'Histoire est un mensonge que personne ne conteste." Napoléon


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MessagePosté: Mar Aoû 02, 2011 5:22 pm 
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Inscription: Sam Juin 25, 2011 3:19 pm
Messages: 186
Localisation: Saint-Tropez (VAR)
Il fallait bien tripatouiller la loi après le procès Papon,
sinon les indemnités payées par le contribuable français
pour règler aux bénéficiaires et leurs descendants
ne pouvaient se faire.
Nous étions "complices de crimes contre l'humanité",
là le Gouvernement de Vichy se devait d'être légal.
Pour ceux qui veulent comprendre, le procès Maurice Papon,
une merveille:

http://liberation-44.forumactif.net/t40 ... -la-france

_________________
L'autre Histoire :

"qui n'entend qu'un son,n'entend qu'une cloche."

http://www.phdnm.org/uploads/3/0/0/1/30 ... ages-1.htm

http://www.phdnm.org/videacuteos.html

http://www.youtube.com/watch?v=dO13cejg ... ature=fvwp


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MessagePosté: Ven Sep 30, 2011 10:44 pm 
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Inscription: Mar Sep 23, 2008 1:11 pm
Messages: 4749
Une question à M. Fievet : pourquoi l'accusé Papon (parmi beaucoup d'autres) n'a-t-il pas utilisé l'article 122-2 du code pénal pour se disculper, voire pour attaquer reconventionnellement ses accusateurs ?


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MessagePosté: Sam Oct 22, 2011 7:20 am 
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Inscription: Mar Sep 23, 2008 1:11 pm
Messages: 4749
Ce qui revient à poser la question : peut-on, en droit français, attaquer "reconventionnellement" son accusateur lorsque celui-ci est le ministère public ?


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