Après lecture des deux premiers chapitres du livre de Tal Bruttmann, je constate qu'il ouvre, enfin, une brèche dans le silence des archives que je signalais plus haut... et je comprends de moins en moins l'attitude de "Delsol". Puisqu'il (ou ils) avait le livre, que ne nous donnait-il le nom de l'auteur et de l'éditeur, et ne nous informait-il des archives utilisées par cette publication de mai 2006, qui avaient échappé à ses prédécesseurs jusqu'à Laurent Joly inclus ?
Il y a d'ailleurs plus bizarre encore : Bruttmann ne dit nullement qu'il s'agit de pièces nouvellement exhumées, ce qui fait pourtant partie de son métier d'historien. Toute vanité mise à part, il importe en effet d'alerter le lecteur chaque fois qu'on trouve de l'inédit, pour qu'il connaisse les limites des ouvrages antérieurs qu'il a lus ou pourra lire (sans parler des postérieurs qui négligeraient la découverte).
Donc, à présent, on dispose d'archives qui montrent qu'un conseil de cabinet se réunit le 30 septembre, pour préparer le conseil des ministres du lendemain : son procès-verbal (cote AN F60 588) fait état d'une "avant-dernière discussion" du statut des Juifs (ce qui pourrait être un ajout ultérieur -dans le cas contraire, c'est la preuve qu'on a hâte d'aboutir et qu'on presse le mouvement, en avertissant les ministres que les palabres vont bientôit faire place aux décisions). Quant au résultat du conseil du 1er, dont la délibération n'est connue, comme naguère, que par le journal du très suspect Baudouin, il figure dans une note du 2, adressée aux Allemands et contenant une version du statut rigoureusement identique à celle qui sera publiée le 18 (cote AN AJ40 548).
Et c'est à peu près tout. Il reste à Bruttmann une tâche plus lourde que celle dont ses devanciers se sont en général bien mal acquittés -dans les rares cas où ils se sont courageusement risqués à l'entreprendre : expliquer le retard de la publication, qui est à présent de 18 jours et non plus de 16 (car Bruttmann écrit à plusieurs reprises que le statut est "adopté" le 1er octobre -et ne s'interroge pas une seconde sur ce qui a pu pousser le gouvernement à écrire qu'il l'avait été le 3).
Il documente -un peu plus que Laurent Joly, qui avait déjà mis le point en lumière- le fait qu'à partir de la fin de septembre un délai incompressible de publication de 6 jours se met en place, pour tous les actes législatifs de Vichy concernant la zone occupée : les Allemands exigent communication préalable et se donnent 6 jours pour mettre leur veto ou demander des amendements -faute de quoi les textes sont considérés comme approuvés. Voilà qui nous amène au 8 : encore dix jours ! Là, comme Joly, Bruttmann invoque le fait que s'engage une négociation parallèle sur l'"aryanisation" des biens juifs. Vichy serait tenté de publier d'un coup le statut et un texte sur cette question, puis y renonce et publie le statut seul (ou plus exactement, conjointement avec un texte daté du 4 octobre, concernant les Juifs étrangers sur le sol français).
Au total, je trouve là de précieux compléments à ce que j'ai écrit dans mon livre et mes articles sur Montoire il y a une dizaine d'années, ou beaucoup plus récemment à propos du livre de Joly (
http://www.delpla.org/article.php3?id_article=257) mais rien qui m'incite à modifier mes analyses.
Loin de croire lui-même avoir fait un travail définitif, Bruttmann insiste beaucoup (mais non "Delsol", son lecteur curieusement sélectif) sur le fait que toute cette affaire reste nimbée d'un épais brouillard. Mais il néglige deux choses :
-même si on trouve le 2 octobre un texte identique à celui du 18, rien n'indique qu'il n'ait pas varié de mille façons dans l'intervalle -et au contraire, l'existence avérée de contacts et de négociations, même si on en ignore le contenu, suggère qu'il en a été l'objet, au moins partiellement, et que d'autres versions ont été envisagées : voilà qui devrait inciter les historiens, ces gens prudents de nature, à opter définitivement pour la terminologie "statut du 18 octobre" -sauf au cas improbable où on pourrait un jour suivre le texte à la trace et démontrer qu'il n'a jamais été remis sur le métier;
-même si, comme il le répète après bien d'autres, beaucoup de cadres de Vichy sont imbibés d'antisémitisme, il y règne aussi un motivation patriotique dévoyée : on cherche en permanence ce qui pourrait bien plaire au Führer, l'idée, agitée depuis le début de juillet, d'un statut des Juifs participe de cet état d'esprit et ce n'est pas pour rien que le statut prend place entre Dakar (dont Bruttmann, contrairement à Joly, dit un mot), démonstration vichyste d'une bonne volonté anti-anglaise, et Montoire (dont Bruttmann, comme Joly, ne dit rien). De même Bruttmann est presque aussi muet que Joly sur la Révolution nationale. Or elle est proclamée les 9 et 10 octobre.
Par hasard ?