la marche à la guerre (1938-1939)


Anschluss : l'oeuvre de Göring ?



Le fait que Göring ait pris énergiquement les choses en main, à partir de l'annonce par Schuschnigg d'un plébiscite, a nourri l'idée que l'action du récent Feldmarschall aurait forcé le Führer à sortir de son « indécision ». Il ne faudrait pas le marteler comme une certitude tant que ce n'est qu'une hypothèse, difficile à prouver. On retiendra que, quel que soit celui qui stimule les autres, le trio formé par Hitler, Göring et Himmler, maître en opérations planifiées, ne se révèle guère moins efficace dans l'improvisation.




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Cour effrénée au Royaume-Uni


Avant d’en venir à la crise tchèque, il convient de faire le point sur les menées du Reich en direction de l’opinion britannique. Elles passent notamment par la publication à Londres, en mai 1938, d’un livre intitulé [url=http://fascists.zxq.net/PDFs/GERMANY%20SPEAKS.pdf .]Germany speaks[/url]. La liste des collaborateurs est un véritable Who’s who des cadres alors en faveur, qui chacun présentent leur domaine. Ce qui ne veut pas dire que les absents de marque soient pour autant en disgrâce. Parmi les ténors du régime, en effet, on trouve les signatures de Ribbentrop, Frick et Ley, mais ni Göring, ni Goebbels, ni Hess, ni Funk ne signent une ligne –et Himmler aussi reste dans l’ombre, avec tous ses SS. En revanche, Schacht, qui n’est plus que président de la Reichsbank, disserte non sur les questions financières, mais sur l’économie, comme s’il en était toujours le ministre. Hitler, pour sa part, ne signe que quelques lignes introductives, prononcées le 11 janvier lors des traditionnels voeux au corps diplomatique :

"L’Allemagne fait tous ses efforts pour réconcilier les intérêts sociaux apparemment rivaux qui menacent l’intégrité de toute nation et pour donner à son peuple le bonheur d’une communauté unie d’une façon fraternelle ; pour assister ceux qui sont dans le besoin et pour promouvoir tous les instincts bons et sains afin d’assurer le bien-être matériel et personnel du peuple conçu comme un tout.

C’est dans le même esprit que celui qui guide nos actions intérieures que nous voulons mener nos relations étrangères.
Nous croyons que les tâches que la Providence nous assigne à tous, si nous voulons continuer à cohabiter sur la terre en bonne entente, doivent être accomplies dans le même esprit ; nous voulons par conséquent coopérer sincèrement et en confiance avec toutes les nations et Etats qui partagent ces sentiments : et mettre ces dispositions en pratique par les efforts les plus sérieux."

Voilà bien des paroles propres à leurrer un Chamberlain et un Halifax quant à la possibilité d’amener Hitler, par un savant mélange (et ces gens se croient savants) de réarmement et de concessions, à soutenir ses revendications par des moyens pacifiques. Quant à la préface très brève de Ribbentrop (propre à entretenir la réputation de désinvolte et de gaffeur qu’il a laissée à Londres), sa date surtout est intéressante : le 2 avril 1938, soit au lendemain de l’Anschluss. Le livre va sortir en mai : c’est bien une machine de guerre destinée à entretenir l’opinion anglaise, pendant la crise tchèque, dans l’illusion que le gouvernement de Berlin est désireux de s’entendre avec celui de Londres.

On ne peut dans le cadre de cet ouvrage détailler les trésors de séduction que déploie cette œuvre, jusqu’ici négligée par la recherche. On se contentera de tirer quelques enseignements du sommaire, et de commenter l’article conclusif. Après un chapitre de Frick sur « l’Etat unitaire », prétendant que le Reich ne fait que rattraper l’unification nationale qui avait eu lieu des siècles plus tôt en Angleterre comme en France, viennent deux chapitres sur la politique raciale, signés de ses deux spécialistes, respectivement au ministère de l’Intérieur (Arthur Gütt) et dans le parti (Walter Gross). L’un parle de la « politique de la population », l’autre de « la pensée raciale national-socialiste ». Puis Gürtner parle de la justice, Scholz-Klink des femmes, Rust de l’éducation, Todt des autoroutes etc. Plus intéressant, un article de Franz von Epp (1868-1946), qui a ajouté à ses fonctions de Statthalter en Bavière la présidence de la Ligue coloniale. Il plaide de façon convaincue pour la restitution au Reich de ses anciennes colonies africaines ; or c’est la seule revendication en matière d’« espace » qui se fasse jour dans tout le livre. Mais le plus intéressant est sans doute à la fin. Pour conclure sur « Les relations anglo-allemandes : ce qu’elles ont été, ce qu’elles doivent être », on est allé chercher Werner von Rheinbaben (1878-1975), un ancien secrétaire d’Etat de Stresemann qui a rejoint le NSDAP en 1937. Présentement chargé de missions informelles en tirant parti de ses anciens contacts (suivant ses propres mémoires, publiés en 1954), il écrit également beaucoup de livres sur la situation internationale en justifiant la politique nazie (il continuera pendant la guerre). Il résume ici non seulement des siècles de relations, mais le livre Germany speaks tout entier, dont il était peut-être le maître d’œuvre. Après avoir présenté sous un jour irénique, année après année, la politique extérieure de Hitler, il reprend le thème d’une Allemagne enfin unitaire, rassemblée et homogène, qui peut et doit entrer en compétition amicale et pacifique avec l’Angleterre, sans qu’aucun des deux pays se mêle des affaires intérieures de l’autre. Il dit en passant que les deux peuples sont « racially-connected », puis en appelle ouvertement à un lâchage de la France par l’Angleterre. Certes sans laisser entendre que l’Allemagne compte fondre bientôt sur la première, mais en avouant qu’elle cherche à empiéter sur ses chasses gardées d’Europe orientale :

Jusqu’où va l’amitié de l’Angleterre pour la France en ce qui concerne tous les événements politiques et économiques au centre et au sud-est de l’Europe, où la France prétend avoir des intérêts spéciaux ? Est-ce que l’amitié anglo-française signifie que tous les pactes et toutes les alliances de la France avec divers pays d’Europe sont considérés par l’Angleterre comme l’engageant elle-même ? En un mot, quelles sont les vraies limites de ce qu’on entend encore aujourd’hui par « collectivisme » ?

Ce diplomate de la vieille école, qui a mis quatre ans pour se convertir à l’hitlérisme, est un bon élève : il trouve le moyen en quelques lignes de traiter de collectivisme, pour ne pas dire de judaïsme, le respect des traités et la Société des nations, et pour prôner un directoire anglo-allemand sur les affaires de l’Europe et du monde. Au-delà du génie de faire dire les choses par un diplomate stressemannien qui, sous Weimar, tenait table ouverte à Genève, il y a une forme de sincérité, voire de candeur, dans cette réaffirmation du fondement racial de l’idéologie nazie, portant en filigrane transparent l’objectif d’une domination aryenne du monde pour un millier d’années. A côté de cette ambition historique, l’ouvrage vise un objectif de très court terme : faire en sorte que Londres laisse Berlin mettre la main sur les Sudètes et se sente, en limant les griffes de la France comme celles de la Tchécoslovaquie, des plus utiles à la cause de la paix.






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La crise Blomberg-Fritsch



La soixantaine venue, le ministre de la Guerre épouse le 12 janvier 1938 une personne de vingt-cinq ans nommée Margarethe Gruhn. La cérémonie se déroule en petit comité mais les témoins se nomment Hitler et Göring. Le général Keitel, son adjoint au ministère, dont le fils vient de se fiancer à une fille que Blomberg a eue d’un premier mariage (il est veuf depuis 1933), n’est même pas invité. La presse du lendemain annonce l’événement par un sobre entrefilet, en pages intérieures et sans publier de photo :

Mariage du ministre de la Guerre du Reich / Le ministre de la Guerre du Reich, le Generalfeldmarschall von Blomberg, s’est marié mercredi 12 janvier avec Mademoiselle Gruhn.
Le Führer, chancelier du Reich, et le Generaloberst Göring, étaient témoins.


Deux jours plus tard, une petite photo représentant les époux apparaît en haut de la première page des journaux, sur une seule colonne, le 15 janvier. Elle s’orne d’une légende insolite, surtout à une place ordinairement consacrée à des considérations politiques : on informe le peuple allemand que le couple « a passé à Leipzig les premiers jours de son récent mariage ». Le visage de la femme est à moitié masqué, ce qui n’empêche pas l’envoi anonyme au chef du service d’identification de la police de Berlin, le 24, d’une lettre comportant des photos d’un corps féminin sans voiles, censé ne faire qu’un avec celui de la mariée. L’enquête révèle que celle-ci est une ancienne prostituée, et que les photos ont été commercialisées.

La police interroge Göring sur la ressemblance du sujet photographié et de l’épouse, qu’il est un des rares à connaître ; il confirme cette ressemblance et Hitler, prévenu par lui, le charge d’exiger que Blomberg annule son mariage, puis Goebbels l’entend dire sans rire, et note sans se poser de questions, qu’il s’agit de « la plus grave crise depuis l’affaire Röhm ». Hitler s’indigne que Blomberg refuse de rompre son union, tout en prétendant conserver son poste. Il finit par le convaincre de démissionner, et de partir à l’étranger pendant un an, en lui assurant une confortable retraite et en lui promettant de le rappeler à l’activité en cas de guerre (ce qu’il ne fera pas). D’après le témoignage fort crédible de Keitel, Hitler et Göring se déclaraient persuadés que Blomberg connaissait le passé de sa fiancée et s’était sournoisement servi d’eux pour se mettre à l’abri des commérages en leur faisant patronner son idylle . Ce discours est lui-même très suspect : on retrouve le Hitler prétendant que la Juiverie ourdit en permanence des complots et qu’il est de son devoir de la devancer par des manigances encore plus retorses.

A peine la Wehrmacht privée de son chef, celui de la Heer (l’armée de terre) fait l’objet d’une attaque plus grossière encore. Le général von Fritsch est soudain accusé d’être homosexuel et, en tant que tel, victime depuis des années d’un maître-chanteur : il va de soi, si l’accusation est fondée, qu’on le relève immédiatement de ses fonctions. Ses dénégations indignées, d‘autant plus probantes que le dossier concerne un homonyme imparfait (von Frisch) et beaucoup moins élevé en grade, n’y font rien et il est promptement remplacé par Walther von Brauchitsch, mais il obtient qu’une cour d’honneur, présidée par Göring, examine prochainement son cas.

En attendant, c’est tout un mouvement gouvernemental qui est annoncé le 4 février. Le ministère de la Guerre est supprimé, comme l’avait été la présidence lors du décès de Hindenburg : Hitler en personne récupère la fonction, et le titre de commandant en chef de la Wehrmacht. Il sera assisté par un état-major léger, que dirige Keitel assisté du colonel Jodl, l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW). Aux Affaires étrangères Ribbentrop remplace Neurath, cependant que Papen quitte l’ambassade de Vienne . Enfin la démission de Schacht est officiellement annoncée, ainsi que son remplacement par Walter Funk, en tant que ministre de l’Economie.

Pendant la crise, la mobilisation continue. C’est le 28 janvier que se tue, dans une tentative de record, le pilote automobile Bernd Rosemeyer, et Hitler exploite l’événement comme s’il s’agissait d’une mort au combat. Les journaux font leur titre d’une déclaration de Himmler suivant laquelle « Sa vie s’appelait : attaquer, combattre, vaincre ! » puis publient le message de Hitler à la veuve, Elly Reibhorn, dont la dernière phrase n’est pas un modèle de tact : « Puisse la pensée qu’il est tombé dans une action pour le prestige allemand atténuer votre profonde douleur ». Le lendemain, un texte du pilote Rudolf Caracciola, auteur le même jour d’un record sur le même circuit, proclame : « C’est pour l’Allemagne que nous nous investissons aujourd’hui dans le combat pour la vitesse maximale avec nos voitures de course allemandes. » Les obsèques, célébrées à Berlin le 1er février, sont accaparées par les SS et, si aucun grand dignitaire nazi n’est présent, sans doute parce que la crise politique approche de son terme, la presse signale les couronnes envoyées par Hitler, Göring et Himmler.

Quant à l'affaire Fritsch, son règlement va connaître une progression savamment dosée. Le jugement d'acquittement du tribunal présidé par Göring tombe le 18 mars. Fritsch une fois blanchi, va-t-on pour autant lui rendre son commandement ? D'après Raeder, l’intéressé ne veut pas en entendre parler, et interdit à son ami amiral d'intervenir dans ce sens . Finalement, le 13 juin, Hitler, discourant devant les généraux sur l'aérodrome de Barth, reconnaît une « tragique erreur » mais regrette de ne pouvoir la réparer, car il ne peut ni demander au général de lui faire à nouveau confiance, ni se déjuger devant la nation. Fritsch est nommé en surnombre le 15 juillet à l'état-major d'un régiment, et décédera à son poste pendant la campagne de Pologne.



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Goebbels et le cinéma

Quant à la surveillance du contenu des films, voici une anecdote révélatrice, portant sur Jugend (Jeunesse), un long métrage de Harlan projeté dans les salles en 1938. Le scénario, dû à Thea von Harbou, était inspiré d’une pièce de Max Halbe. Annchen, une enfant naturelle élevée dans un presbytère par le frère de sa mère disparue, curé de l’endroit, est amoureuse de Hans mais surveillée par un vicaire jaloux. Ce dernier, après qu’elle a passé une nuit avec Hans, lui fait croire qu’elle a hérité des tares de sa luxurieuse mère, qu’elle est enceinte et qu’elle ira en enfer si elle ne passe pas le reste de sa vie à expier dans un couvent, ce qui la conduit au suicide. Lors de la veillée mortuaire, le vieux curé s’en prend vivement à son vicaire, en l’accusant d’avoir manqué à la charité. Goebbels accorde avec enthousiasme un visa de sortie, puis convoque Harlan deux jours plus tard. Hess, dit-il, a montré le film à Hitler, et il s’en est suivi une injonction de modifier le dénouement : l’image du catholicisme, certes écornée par l’odieux vicaire, était sauvée par le charitable curé et cette fin aurait un « révoltant effet publicitaire en faveur du catholicisme », estimait le Führer d’après son ministre de la Propagande. Goebbels, tout en pestant contre la délation de Hess, avait imposé une réécriture de la scène, probablement de sa propre plume. Les deux prêtres se lançaient dans une querelle ridicule sur l’infaillibilité du pape. Lors de la projection de la nouvelle version, Max Halbe avait rassuré Harlan « mort de honte » en lui disant que le texte était absurde mais passerait inaperçu* .
L’épisode ne nous informe pas seulement sur la prise en main du cinéma et la propension de Hitler à intervenir de la façon la plus autoritaire, après avoir laissé à Goebbels une autonomie apparente. Il nous parle aussi de l’étau que le dictateur resserre sur le catholicisme : sans égards excessifs pour l’amour-propre de son ministre, il lui fait soudain comprendre que les ménagements envers le clergé sont précaires et révocables. Il est vrai que les rapports germano-vaticans passent par une période de grande tension, qui va connaître son paroxysme après le surgissement, le 10 mars 1937, de l’encyclique Mit brennender Sorge (cf. infra).


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*Source : mémoires de Veit Harlan, p. 90-92. Le journal de Goebbels confirme l’épisode, mais diverge quant à son dénouement : le ministre et son entourage, après deux projections, sont unanimement enthousiastes (entrées du 31 décembre 1937 et du 2 janvier 1938), puis (entrée du 4 mars) il fait état d’un débat dans la direction nazie, Göring étant favorable, Hess hostile et « la vérité entre les deux ». Hitler n’est pas nommé ! Goebbels donne son aval à la nouvelle fin en la trouvant « très bonne » (entrée du 14 mars). Une belle démonstration de son opportunisme, des pudeurs de son journal et de son intempérance de langage : il s’était laissé aller à critiquer Hess et à déplorer son influence sur Hitler devant un Allemand célèbre qui n’était pas membre du parti !


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Konrad Lorenz : un joyau dans le butin de l'Anschluss



Sa spécialité, l’étude du comportement des animaux en liberté (l’éthologie) dont il est l’un des pionniers, et son sujet de prédilection pendant toute sa carrière, les us et coutumes des oies cendrées, conduisent Konrad Lorenz jusqu’au prix Nobel de physiologie et de médecine en 1973, en compagnie de deux confrères non nazis, l’Allemand Karl von Frisch et le Hollandais Nicolas Tinbergen (le second étant même un résistant, détenu un certain temps pour avoir protesté contre le sort des Juifs néerlandais). Ils forment un groupe solidaire et le prix ne fait pas trop scandale, le passé politique de Lorenz (qui, sujet autrichien, avait adhéré au parti nazi dès le lendemain de l’Anschluss) n’étant rappelé que par quelques savants opposés scientifiquement à ses découvertes, et pouvant à bon droit passer pour des jaloux. Pourtant, Lorenz a été ardemment nazi. Des articles en témoignent et aussi, plus gravement, une fonction de psychiatre militaire. Elle l’avait amené à coopérer, à partir de 1942, à un groupe de travail qui étudiait la population du Wartheland pour en sélectionner les éléments germanisables, dans le cadre de la peu scientifique université que les SS avaient fondée en 1941 à Posen. Mais ce lièvre ne fut pas levé avant la mort, en 1989, de Lorenz, qui n’eut jamais à se défendre que de ses articles* . On lui en reprochait notamment un, daté de 1940, qui s’intitulait « Désordres causés par la domestication du comportement spécifique à l'espèce » (Durch Domestikation verursachte Störungen arteigenen Verhaltens). Or la stigmatisation de la vie urbaine, rebaptisée « domestication », qui marque toute son oeuvre avant, pendant et après le nazisme et qui n’a rien de pénalement répréhensible, figurait dans le titre et il en profitait pour faire oublier le plus possible les passages racistes de ce texte et de beaucoup d’autres, ainsi dans une déclaration de 1976 :

L'essai de 1940 voulait démontrer aux nazis que la domestication était beaucoup plus dangereuse que n'importe quel prétendu mélange de races. Je crois toujours que la domestication menace l'humanité ; c'est un très grand danger. Et si je peux réparer, rétrospectivement, l'incroyable stupidité d'avoir tenté de le démontrer aux nazis, c'est en répétant cette même vérité dans une société totalement différente mais qui l'apprécie encore moins** .


La seule stupidité qu’il s’attribue est d’avoir espéré convertir les nazis à ses idées : c’est un peu court ! Il eût été plus près de la vérité en reconnaissant qu’il avait été fasciné et satellisé par ce régime et son chef, quitte à faire observer qu’il avait suffisamment de personnalité pour tracer préalablement son chemin, et le reprendre ensuite.
L’exemple de Lorenz est emblématique de la disparition du nazisme, c’est le cas de le dire, corps et biens.



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* Cf. Deichmann (Ute), Biologisten unter Hitler : Vertreibung, Karrieren, Forschung, Francfort/Main, Campus, 1992, tr. ang. Biologists under Hitler, Harvard University Press, 1996, p. 193-195.
** Cité par Nisbett (Alec), Konrad Lorenz, Londres, Dent, 1976 , ch. 4.


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Sur la conférence d'Evian (6-16 juillet 1938)



Il n’est pas pertinent d’accuser d’insensibilité et de manque de solidarité les pays étrangers qui se refusaient à assouplir les conditions d’asile, et qui allèrent jusqu’à le manifester ensemble dans une conférence, tenue à Evian du 6 au 16 juillet 1938. Ce qui était en jeu, c’était le droit de la première puissance européenne à remettre en cause le pacte qui permettait à cette minorité de survivre à égalité de droits et de devoirs dans l’ensemble des pays développés. Elle allait de pair avec les progrès de la forme démocratique du gouvernement et ceux, encore balbutiants, du droit international. Que chaque pays ait le droit, au nom de sa souveraineté, de régresser vers un régime autoritaire est fâcheux, mais moins que son contraire, le « droit d’ingérence », une impasse inventée à la fin du XXème siècle et qui n’a abouti qu’à détruire un certain nombre d’Etats (l’Irak, la Somalie, l’Afghanistan et la Libye), sous prétexte d’y « établir la démocratie ». En revanche, le droit d’expulsion d’une partie de la population par une dictature, suivant des critères dits de race, concerne au premier chef les autres pays, et la communauté internationale est fondée, sur ce chapitre, à pratiquer la plus grande intolérance : ce sont donc moins les maigres résultats de la conférence d’Evian –des conditions d’immigration légèrement assouplies par une poignée d’Etats- qui posent question, que sa tenue même. Plutôt que de se demander ce qu’il convenait de faire des expulsés, ce sont les sanctions à adopter contre l’expulseur qui auraient pu et dû, si on voulait causer de droit, être à l’ordre du jour. La conférence d’Evian est donc bien, pour cette raison et non pour quelque autre, l’un des principaux encouragements prodigués au nazisme par le concert des nations.


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Mise en scène d'une brouille entre Heydrich et son bras droit



Werner Best, l’un des principaux collaborateurs de Heydrich, passe pour s’être trouvé alors en désaccord avec lui à partir du début de 1939. Il aurait adopté, en quelque sorte, le positionnement, dans les phases antérieures, d’un Frick ou d’un Gürtner. Au lieu de garder au mouvement SS une large autonomie, il aurait jugé le moment venu de le dissoudre dans l’appareil d’Etat, pour nazifier celui-ci plus complètement et lui permettre de fonctionner selon des normes claires. Deux articles prônant l’exigence d’un haut niveau de diplômes pour les cadres du « corps de sécurité » l’auraient brouillé avec Heydrich, qui n’avait que son Abitur* .
Or Best garde des fonctions éminentes, impliquant une bonne coordination avec Heydrich, et ne les quittera que pour des postes de haute responsabilité dans l’Europe occupée : en France d’abord, au début d’août 1940 , comme conseiller du commandement militaire dans toutes les questions d’administration civile, puis, en novembre 1942, au Danemark, un pays certes plus petit, mais dont Best dirigera l’ensemble des forces d’occupation avec le titre de commissaire du Reich. Voilà qui pourrait laisser supposer que la querelle était artificielle, et qu’en tout état de cause Best n’avait perdu ni l’estime ni la confiance de Hitler** . Au début de 1939, lorsque paraissent les articles, le Reich a intérêt à se présenter, plus que jamais, comme une foire d’empoigne ingouvernable ; en sus, il doit comme toujours rassurer les élites en Allemagne et dans le monde : l’exigence, pour ses cadres, de diplômes élevés peut y contribuer. Toujours est-il que, quand le RSHA finit par être créé presque un an avant l’envoi de Best à Paris, il est nommé à la tête d’une de ses sections principales, l’Amt I, chargée, qui plus est, du personnel. Loin d’être une rétrogradation ou un lot de consolation, ce travail consiste notamment à recruter les cadres des Einsatzgruppen, à surveiller leur rendement et à les remplacer s’il est insuffisant. Plus que jamais, Best apparaît comme l’un des principaux assistants de Heydrich pour les besognes répressives.



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* Cf. Herbert (Ulrich), Best, op. cit., p. 261-262.

** En fait, la seule trace d’une brouille entre Best et Heydrich se trouve dans une déclaration du 1er octobre 1959. Best a depuis peu affaire à la justice allemande (alors qu’il avait été jugé au Danemark après la guerre et libéré en 1950 en ayant purgé une peine de cinq ans de prison), ce qui pourrait expliquer qu’il se serve de Heydrich comme d’un repoussoir, en exagérant leurs désaccords. Il affirme que, lorsque Heydrich était venu passer une semaine à Paris en mai 1942 (juste avant son assassinat à Prague), il lui avait fait comprendre qu’il n’avait « ni oublié ni pardonné ». Cf. Herbert (Ulrich), Best, op. cit., p. 231.
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« La fin de l’Allemagne »




« C’est la fin de l’Allemagne » : ce propos prophétique aurait été émis par Canaris devant Gisevius dans l’après-midi du 31 août 1939 (cf. Gisevius, Hans-Bernd,, Bis zum bitteren Ende, Zurich, tr. fr. Jusqu'à la lie, Lausanne, Payot, 1947, t. 2, p. 105.), au moment où l’ordre d’attaquer la Pologne à l’aube du 1er septembre, donné à l’armée allemande quelques jours plus tôt, était devenu irrévocable. La scène est suspecte, à un double titre. Non seulement le mémorialiste Gisevius est parfois fantaisiste, mais Canaris peut avoir fait semblant d’être hostile à la guerre. Cependant cette phrase, s’il est douteux que l’amiral l’ait prononcée en toute sincérité, procède d’un état d’esprit qui devait prévaloir largement, à travers l’Allemagne en général et ses cercles conservateurs en particulier.

Nous en trouvons confirmation chez un autre mémorialiste, Nikolaus Sombart, qui, écrivant en 1984, avait certes pu connaître la phrase attribuée à Canaris, mais qui raconte avec beaucoup de précision ses souvenirs de son célèbre père, sexagénaire au moment de sa naissance. L’économiste et sociologue Werner Sombart, devant son fils qui vient de résumer avec entrain, le 1er septembre en fin d’après-midi, le discours martial du proviseur de son lycée, enlève ses lunettes. C’est toujours le signe, chez lui, d’une grande émotion. Il demande à Nikolaus s’il sait ce que signifie l’entrée des troupes allemandes en Pologne, puis répond lui-même : « La fin de l’Allemagne » . (Cf. Sombart, Nikolaus, Jugend in Berlin, Munich, Hanser, 1984, tr. fr. Paris, Quai Voltaire, 1992, p. 30)

La prophétie était probablement fort commune dans ce milieu d’intellectuels conservateurs, comme dans beaucoup d’autres. Elle ne signifiait pas pour autant une prescience exacte de ce qui allait se passer, tout au contraire. Comme Carl Schmitt ou Martin Heidegger, Werner Sombart avait beaucoup espéré du nazisme, en tant que régime politique apte à concilier un culte modéré de la nation et des préoccupations sociales plus modérées encore. Il avait sans doute accueilli sans déplaisir la liquidation progressive et pacifique des clauses de Versailles. Dès lors, l’éclatement de la guerre devait lui apparaître comme la rupture d’une corde excessivement tendue, et le présage du châtiment d’un enfant qui avait trop longtemps joué avec le feu. Il n’avait nulle idée, du moins son fils n’en fait pas état, des atouts que Hitler avait forgés et de l’habileté, au moins égale à celle du temps de paix, qu’il allait déployer en les jouant, au début du conflit. Elle allait du reste provoquer, en quelque sorte, la fin de la France quelques années avant celle de l’Allemagne.

Un ancien officier allemand exilé au Royaume-Uni, Wilhelm Necker, publie au début de la guerre un livre intitulé L’Allemagne nazie ne peut pas gagner. Il récidive plusieurs fois pendant la guerre, en adaptant son propos à la situation stratégique du jour… avec une exactitude certes croissante, au fur et à mesure que la supériorité matérielle du camp ennemi rend plus sûrs les pronostics (Nazi Germany Can't Win / An exposure of Germany’s strategic aims and weaknesses, Londres, Drummond, 1939; This bewildering war, Londres, Drummond, avril 1940; Hitler's war machine and the invasion of Britain, Londres, Drummond, 1941; The German army of today, Londres, Drummond, 1943) . En attendant, les antinazis eux-mêmes, en ce début de conflit, participent à l’assoupissement général : malgré le pacte germano-soviétique, Hitler semble avoir défié des ennemis beaucoup plus puissants que lui et il ne peut que lui en cuire. L’effet de surprise de l’attaque fulgurante et peu résistible des Panzer sur la Meuse en mai 1940 va être d’autant plus dévastateur, militairement et politiquement.


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Bill de Ropp et Kingsley Wood


Deux documents, saisis en 1945 et publiés dans un recueil de 1956, confirment que Hitler ne s’avance pas au hasard. Ce sont des rapports adressés à Hitler et signés de Rosenberg, en sa qualité de chef du bureau du parti nazi pour les affaires étrangères. Ils racontent deux entrevues du signataire, les 16 et 21 août 1939, avec un émissaire nommé William (ou Bill) de Ropp, né balte, germanophone accompli et devenu sujet britannique à la suite de son engagement dans l’armée anglaise pendant la Première Guerre. Il a été enrôlé dès 1933 par les services secrets du ministère de l’Air londonien pour sonder Rosenberg, et d’autres personnalités allemandes, sur les intentions militaires des nazis.

Depuis 1938, le ministre de l’Air se nomme Kingsley Wood. C’est l’un des hommes politiques britanniques les plus capables et les plus proches de Chamberlain. De Ropp se présente alors (et sans doute sincèrement) comme un partisan de l’appeasement soucieux de faire « entendre raison » à la Pologne, et attribue la même position à son ministre. Il demande à Rosenberg, le 16, des preuves des atrocités alléguées par la presse allemande contre les minorités germanophones de Pologne, et Rosenberg lui en apporte le 21. Surtout, il dit qu’il va s’installer à Genève, et faire de cette cité, après Londres, sa « résidence secondaire », pour rester en contact avec l’Allemagne, même en cas de guerre.

Rosenberg dénonce, et de Ropp ne dément pas, l’existence d’un « clan Churchill-Eden » (the Churchill and Eden group) qui régnerait pour l’instant sur l’esprit de Chamberlain ; l’émissaire va essayer de convaincre son gouvernement que les conditions ont changé depuis la garantie anglaise à la Pologne : fort de cette garantie, ce pays aurait adopté envers l’Allemagne une attitude tellement provocatrice qu’il ne pourrait précisément plus invoquer ladite garantie, qui ne vaut, selon la formule classique, que dans le cas d’une agression allemande « non provoquée ». Cet argument est introduit dans la discussion par Rosenberg (on peut remarquer le caractère très hitlérien de cette inversion des rôles, qui donne à penser que Rosenberg a été personnellement instruit par le Führer de ce qu’il devait dire à de Ropp), mais, dans la note qu’il rédige le 21 août, il informe Hitler que son interlocuteur accepte d’œuvrer au retrait, par le gouvernement britannique, de sa garantie à la Pologne.

Le choix, comme cible d’une telle manœuvre, du ministère de l’Air est hautement significatif. C’est en effet un lieu commun, à l’époque, de prétendre que la prochaine guerre débutera par des bombardements aériens réciproques sur les grandes villes, avec des armes chimiques en particulier. Un théoricien militaire italien, Giulio Douhet (1869-1930), a écrit là-dessus des pages qui ont rencontré un grand succès d’édition . Lorsque la menace se précise, on évacue une partie de la population urbaine des deux camps et on distribue à ceux qui restent des masques à gaz, dont ils s’encombreront en vain pendant plusieurs semaines. S’assurer des dispositions pacifistes de l’aviation anglaise est donc vital pour Hitler et pour ses plans, consistant à se faire déclarer la guerre par Paris et Londres sans le moindre effet pratique, afin de conquérir tranquillement la Pologne, puis d’écraser la France, sans que l’Angleterre ait encore rien entrepris de sérieux contre l’Allemagne.

De ce point de vue, les quelques phrases que Hitler glisse dans un discours aux généraux, le 22 août, sur la situation militaire de l’Angleterre dans le cas (qu’il dit improbable, mais possible) où elle déclarerait la guerre, sont intéressantes :

Elle a peu fait pour son armée de terre. Elle pourra envoyer au plus trois divisions sur le continent. Elle a fait un peu plus pour son aviation, mais ce n’est qu’un début. L’Angleterre est encore vulnérable dans les airs. Cela peut changer en l’espace de deux ou trois ans. En ce moment l’aviation britannique n’a que 130 000 hommes, la française 72 000 et la polonaise 15 000. L’Angleterre ne veut pas qu’un conflit éclate avant deux ou trois ans.

L’orateur est tranquille, à juste titre : il a fait faire par Göring tellement de publicité pour la Luftwaffe, et lui a fait exécuter en Espagne des démonstrations si convaincantes, qu’il ne pense pas que les puissances occidentales osent larguer sur la Ruhr et les villes d’Allemagne de l’Ouest un déluge à la Douhet. Mais des contacts secrets ne sont pas superflus pour s’en assurer.